Voici quelques semaines j’ai eu l’occasion de discuter avec une femme qui oeuvre avec un mama Kogi, un chaman donc, de la Sierra Nevada colombienne. Il est venu en Californie il y a quelques années et a procédé à de longues cérémonies à un endroit précis de cette région. Il a déclaré : “Il faudrait que vous organisiez une cérémonie ici régulièrement, sinon il y aura de sérieux incendies.” Personne n’a organisé de cérémonie, et l’année suivante il y a eu des incendies de forêt. Il est revenu peu après et a réitéré son avertissement. “Si vous ne faites pas de cérémonies, les prochains incendies seront pires.” L’année suivante, les incendies furent dramatiques. Il est venu à nouveau et a répété son avertissement une troisième fois : «Sans cérémonie, les incendies dans cette région du monde seront encore pires. Peu de temps après, l’incendie de Camp Fire a dévasté la région.
Sur ces entrefaites, cette femme a découvert que le lieu désigné par le chaman Kogi avait été le site d’un terrible massacre des peuples indigènes qui vivaient là. Inexplicablement, il l’avait perçu. Dans sa conception des choses, un traumatisme aussi épouvantable affecte aussi bien la terre que les hommes. Cela l’aura mise en colère, déséquilibrée, rendue incapable de retrouver son harmonie tant qu’elle n’est pas apaisée par le biais de cérémonies.
Il y a deux ans, j’ai rencontré des prêtres Dogon et je leur ai demandé leur avis sur le changement climatique. Tout comme les Kogi, les Dogon pratiquent fidèlement leurs cérémonies depuis des milliers d’années. Ces hommes m’ont dit : “ce n’est pas ce que vous autres croyez. La principale raison pour laquelle le climat devient fou, c’est que vous avez arraché les objets sacrés aux lieux auxquels ils appartiennent, les lieux où ils ont été placés avec soin et de manière tout à fait délibérée, et vous les avez envoyés dans des musées à New York ou à Londres. Selon leur interprétation, ces objets et les cultes qu’ils servaient étaient les garants d’une alliance entre les hommes et la terre. En échange d’un tribut sous forme de beauté et de soins, la terre prodigue un environnement habitable pour les hommes.
Mon amie Cynthia Jurs procède depuis une vingtaine d’années à des cérémonies au cours desquelles elle enterre des vases Trésor de la Terre, c’est-à-dire des urnes religieuses tibétaines fabriquées dans un monastère au Népal selon une coutume précise. Cette pratique lui a été enseignée – c’est presque un cliché, mais c’est vraiment ce qui s’est passé – par un Lama de 106 ans dans une grotte de l’Himalaya. Elle lui avait demandé : «Quelle est la meilleure façon de me mettre au service de la guérison du monde?» Il lui a répondu : «Eh bien, à chaque fois que vous réunissez des gens pour méditer, cela a un effet de guérison, mais si vous voulez en faire plus, vous pouvez enterrer des vases Trésor de la Terre. » Au départ, cette suggestion a déçu Cynthia. Pratiquante du bouddhisme tibétain, elle était convaincue que c’était certes une belle cérémonie, mais bon, il y a tant de graves dégradations sociales et environnementales qui réclament notre attention. Il faut encadrer les gens. Il faut transformer les systèmes. A quoi une cérémonie peut-elle bien servir ?
Néanmoins, elle accepta le cadeau d’une série de vases que le Lama fit fabriquer dans un monastère voisin. Cinq ans plus tard, elle s’est mise à parcourir le monde pour se rendre dans des endroits où la terre et les gens avaient subi de grands traumatismes et a entreprit d’enterrer les vases en suivant les consignes reçues pour la cérémonie. Dans certains de ces endroits, des miracles petits et grands ont eu lieu, comme par exemple des miracles d’ordre social qu’on pourrait presque qualifier de banals : la création de centres de paix. D’après ce qu’elle a pu observer, ces cérémonies ont un effet.
Rites, cérémonies et matérialisme
Comment interpréter ces témoignages ? Un esprit moderne et politiquement correct se veut de respecter les cultures autres que la sienne, mais a du mal à accepter vraiment la vision radicalement différente de la causalité que prônent ces cultures. Les cérémonies que j’évoque ne sont pas considérées par un esprit moderne comme ayant une action concrète sur le monde. Ainsi, une conférence sur le climat pourra être inaugurée par l’intervention d’un représentant d’un peuple premier qui invoquera les quatre directions, avant de passer aux activités sérieuses sous forme de métriques, modèles et règlementations.
Dans cet essai, je me pencherai sur un autre aspect de ce que nos contemporains peuvent retirer d’une approche cérémonielle de la vie, telle que pratiquée par ceux qu’Orland Bishop appelle les «cultures de mémoire» – les peuples traditionnels, indigènes et autochtones, ainsi que les lignées ésotériques au sein de la culture dominante.
Cette alternative ne remplace pas une approche rationnelle et pragmatique lorsqu’il s’agit de résoudre des problèmes personnels ou sociaux. Elle n’est pas non plus détachée, opposée à une approche pragmatique. Elle ne consiste pas davantage à emprunter ou à importer les cérémonies d’autres peuples.
Elle allie le cérémonial au pragmatique à partir d’une manière de voir le monde radicalement différente.
Commençons par une distinction préalable entre cérémonie et rituel. Même si on ne le réalise pas toujours, notre quotidien est rempli de rituels. Insérer une carte de crédit est un rituel. Faire la queue est un rituel. Les procédures médicales sont des rituels. Signer un contrat est un rituel. Cliquer sur “J’accepte” en bas des “termes et conditions” est un rituel. Remplir sa déclaration de revenus est un rituel compliqué qui, pour beaucoup de gens, nécessite l’aide d’un prêtre – initié à des rites et règles obscurs, parlant couramment une langue spécifique que le profane peut à peine comprendre, et consacré par un diplôme – afin de la remplir correctement. Le comptable vous aide à accomplir ce rituel qui vous permet de rester un membre en règle de la société. Les rituels consistent à manier les symboles selon un ordre établi ou d’une manière prescrite dans le but de préserver le lien avec la société et le monde matériel.
Selon cette définition, le rituel n’est ni bien ni mal, mais simplement une façon pour les humains et les autres entités de s’accorder à préserver leur réalité.
Alors qu’une cérémonie est une forme de rituel particulier. C’est un rituel qu’on accomplit en ayant conscience que l’on est en présence du sacré, que des êtres sacrés vous regardent, ou que Dieu est votre témoin.
Ceux dont la vision du monde n’a pas de place pour les êtres sacrés, les esprits, ou pour Dieu, verront dans la cérémonie une superstition ou, au mieux, un stratagème psychologique pouvant parfois aider à calmer l’esprit et focaliser l’attention.
Une petite minute. Selon une vision du monde ouverte aux êtres sacrés, aux esprits, ou à Dieu, Il ou Elle ou Ils ne sont-ils pas sensés nous observer en permanence, et voir tout ce que nous faisons ? Cela ne signifie-t-il pas que tout devrait être cérémonie ?
Eh bien si – à condition de ressentir en permanence la présence du sacré. À quelle fréquence au juste ? Et à quelle fréquence est-ce que vous affirmeriez, si on vous le demandait, être conscient que des êtres sacrés nous regardent, tout en n’en ayant pas forcément pleinement conscience à ce moment-là ? Hormis de bien rares exceptions, les personnes croyantes que je connais ne donnent pas l’impression d’agir toujours comme si elles pensaient que Dieu les regardait et les écoutait tout le temps. Quant aux exceptions, elles transcendent toutes les croyances. On les reconnaît car ces personnes sont empreintes d’une certaine gravité. Toutes leurs paroles, tous leurs gestes sont marqués d’une sorte de pondération, comme lestés. Au-delà des occasions solennelles, cette gravité s’étend à leur rire, à leur chaleur, à leur colère et à leurs moments ordinaires. Et lorsqu’une telle personne procède à une cérémonie, on ressent un changement dans la gravité de la pièce.
La cérémonie n’est pas un moyen d’échapper à ce monde matériel chaotique pour se réfugier dans le domaine de la supercherie spirituelle. Elle accueille pleinement le matériel. Elle est un exercice dans l’art d’honorer la matérialité, que l’on conçoive celle-ci comme intrinsèquement sacrée, ou sacrée en tant que chef d’œuvre de Dieu. Il y a une façon correcte de placer les bougies sur l’autel. J’ai en tête l’image d’un homme qui m’a appris le sens de la cérémonie. Ses gestes sont délibérés et précis ; pas crispés et pas non plus bâclés. Il prête attention aux exigences de l’instant et du lieu, insufflant par là une forme d’art dans chaque mouvement.
Lors d’une cérémonie, on se concentre pleinement sur la tâche à accomplir et on exécute chaque geste au plus juste. La cérémonie est donc une pratique pour chaque occasion de la vie, une pratique dans la manière de tout faire au plus juste. Une pratique cérémonielle sérieuse est comme un aimant qui attire la vie de plus en plus dans son champ. C’est l’expression d’une prière : «que tout ce que je fais soit une cérémonie. Puis-je instiller à tout ce que je fais l’attention la plus complète, tout le soin, tout le respect dû à sa finalité. »
Pragmatisme et respect
De toute évidence, déplorer le temps perdu en cérémonies en se disant qu’il aurait été mieux employé à planter des arbres ou à faire campagne contre l’exploitation forestière industrielle, c’est passer à côté de quelque chose d’important. La personne qui plante des arbres, lorsqu’elle s’est imprégnée de cérémonie, sera attentive à placer chaque arbre au bon endroit et à choisir le bon arbre pour un microclimat et une niche écologique donnée. Elle prendra soin de le planter à la bonne profondeur et de s’assurer qu’il sera correctement protégé et soigné par la suite. Elle fera tout son possible pour faire les choses au mieux. De même, le militant fera la distinction entre d’une part ce qui doit vraiment être fait afin de stopper le projet d’exploitation forestière, et de l’autre ce qui valoriserait plutôt son ego de preux chevalier, son complexe de martyre, ou son attitude moralisatrice. Il ne perdra pas de vue la cause qu’il sert.
Il est absurde de dire d’une culture indigène que «la raison pour laquelle ils ont vécu sur ce territoire de façon durable pendant 5000 ans n’a rien à voir avec leurs cérémonies superstitieuses. C’est dû à leur fine observation de la nature et au fait qu’ils se projettent jusqu’à sept générations dans l’avenir. » Le respect et l’attention qu’ils consacrent aux besoins subtils d’un lieu font partie intégrante de leur approche cérémonielle de la vie. L’état d’esprit qui nous ouvre à la cérémonie est aussi celui qui nous pousse à nous interroger : «qu’est-ce que la terre veut ? Qu’est-ce que la rivière veut ? Qu’est-ce que le loup veut ? Qu’est-ce que la forêt veut ?», et qui ensuite prête une attention particulière aux indices. Cet état d’esprit accorde à la terre, à la rivière, au loup et à la forêt une existence – et les compte parmi les êtres sacrés qui nous observent en permanence, et dont les besoins et les intérêts sont intimement liés aux nôtres.
Ce que je décris peut sembler contraire aux enseignements théistes, et donc pour ceux qui croient en un Dieu créateur, je vais proposer une traduction. Le regard de Dieu est présent dans chaque arbre, chaque loup, chaque rivière, chaque forêt. Rien n’a été créé sans but ni intention. Ainsi quand nous demandons : comment participer à l’accomplissement de cet objectif ? Cela revient à demander : qu’est-ce que la forêt veut ? Je laisserai au lecteur le soin de traduire le reste de cet essai dans le langage théiste.
En ce qui me concerne, je ne peux pas prétendre avoir toujours conscience d’être observé par des êtres sacrés. Mon éducation m’a enseigné que les êtres sacrés tels que le ciel, le soleil, la lune, le vent, les arbres et les ancêtres n’avaient rien de sacré. Le ciel était une collection de particules de gaz éparpillées dans le vide sidéral. Le soleil était une boule d’hydrogène en fusion. La lune était un amas de roche (et la roche un amalgame de minéraux, et un minéral un tas de molécules inanimées…). Le vent était fait de molécules en mouvement, entrainées par des forces géomécaniques. Les arbres étaient des colonnes de biochimie et les ancêtres étaient des cadavres dans le sol. En dehors de nous, le monde était muet et mort, un enchevêtrement arbitraire de force et de masse. Il n’y avait rien au-delà, aucune intelligence témoin de ma présence, et aucune raison de faire quoi que ce soit mieux que nécessaire en vue d’un résultat prévisible par l’exercice de la raison.
Pourquoi placer la bougie sur mon autel exactement comme il faut ? Ce n’est que de la cire qui s’oxyde autour d’une mèche. Sa place n’affecte rien dans le monde. Pourquoi faire mon lit alors que je vais retourner y dormir la nuit prochaine ? Pourquoi faire plus que le strict nécessaire pour satisfaire les critères de l’examinateur, du patron ou du marché ? Pourquoi devrais-je jamais faire l’effort de rendre quoi que ce soit plus beau que nécessaire ? Je vais juste prendre quelques raccourcis – personne ne le saura. Avec une imagination d’enfant, le soleil et le vent et l’herbe peuvent me voir, mais allons bon, ils ne peuvent pas vraiment me voir, ils n’ont pas d’yeux, pas de système nerveux central, ce ne sont pas des êtres tels que moi. Voilà l’idéologie avec laquelle j’ai grandi.
L’approche cérémoniale ne nie pas que définir le ciel comme un amas de particules de gaz ou la roche comme un amalgame de minéraux peut parfois avoir son utilité. Mais elle ne cantonne pas le ciel ou la roche à cette définition. Elle accepte la justesse et l’utilité de plusieurs définitions, mais ne privilégie pas celle fondée sur une composition réductionniste comme étant « la vraie». Par conséquent, l’alternative à la vision du monde forgée par mon éducation n’est pas d’abandonner le pragmatisme en faveur d’une sorte d’esthétique cérémonielle. La notion de fossé entre pragmatisme et esthétique est fallacieuse. Elle ne tient que lorsqu’on se place dans une conception de la vie fondée sur la causalité, niant son intelligence mystérieuse et élégante. La réalité est autre que ce que l’on nous a appris. Il y a des formes d’intelligence à l’œuvre dans le monde autres que celle des humains, et des principes de causalité autres que ceux des forces physiques. La synchronicité, la résonance morphique, et l’autopoïèse, sans être à l’antithèse d’une causalité basée sur ces forces, permettent d’élargir nos horizons du possible. En conséquence, la cérémonie ne va pas en soi «provoquer» d’autres évènements dans le monde; elle agit en attirant et en modelant la réalité en une forme différente, dans laquelle d’autres évènements se produisent.
Vivre une vie dépourvue de cérémonie nous prive d’alliés. Exclus de notre réalité, ils nous abandonnent à un monde sans intelligence – l’image même de l’idéologie moderniste. La vision mécaniste du monde devient une prophétie auto-réalisatrice, et il ne nous reste effectivement plus que la force pour agir sur le reste du monde.
La transition inspirée des peuples traditionnels tels que les Kogi ou les Dogon ne consiste pas à adopter ou imiter leurs cérémonies ; elle invite à se rallier à une vision du monde dans laquelle nous humains avons des compagnons de route, où nous participons à un colloque d’intelligences dans un univers peuplé d’innombrables entités vivantes. La cérémonie est l’affirmation d’un choix, celui de vivre dans un tel univers et de participer à l’engendrement de sa réalité.
Régénérer l’environnement par la cérémonie
En pratique – mais attendez ! Tout ce que j’ai exposé est déjà éminemment pratique. Parlons plutôt d’étendre l’état d’esprit cérémoniel au domaine de la politique et de la pratique environnementales. Le principe étant de faire du mieux possible pour chaque endroit sur terre, de le considérer comme une entité vivante, et de savoir que si nous traitons chaque lieu, chaque espèce, chaque écosystème comme étant sacré, nous inviterons la planète à entrer elle aussi dans une plénitude sacrée.
Lorsqu’on considère chaque lieu comme sacré, il en résulte parfois des actions qui s’inscrivent aisément dans la logique de la séquestration du carbone et du changement climatique, comme par exemple quand on s’oppose à un oléoduc pour protéger une rivière sacrée. Mais il arrive aussi que la logique du budget carbone semble contraire à l’instinct de l’état d’esprit cérémoniel. A l’heure actuelle, on abat des forêts pour faire place à d’immenses champs photo-voltaïques, et des oiseaux sont victimes de gigantesques éoliennes qui dominent le paysage. En outre, tout ce qui n’a pas un impact facilement démontrable sur les gaz à effet de serre devient invisible aux décideurs des politiques environnementales. Quelle est la contribution pratique d’une tortue de mer ? D’un éléphant ? Quelle importance si je place ma bougie n’importe où sur l’autel ?
Lors d’une cérémonie, tout a de l’importance et on fait attention à chaque détail. Quand on aborde la régénération écologique avec un esprit cérémoniel, on remarque de plus en plus de choses. Au fur et à mesure que la science révèle l’importance d’entités jadis invisibles ou sous-estimées, le cadre de la cérémonie s’élargit. Le sol, les mycéliums, les bactéries, les différents cours d’eau… chacun doit avoir sa place sur l’autel de nos pratiques agricoles, de nos pratiques forestières et des relations avec toutes les autres formes de vie. Plus nous gagnons en discernement dans notre prise en compte des causalités, plus nous réalisons par exemple que les papillons, les grenouilles ou les tortues marines sont essentiels pour la santé de la biosphère. En définitive, nous réalisons que la vision cérémonielle est correcte : la santé de l’environnement ne peut être réduite à quelques quantités mesurables.
Je ne suis pas en train de suggérer l’abandon des projets de réhabilitation reflétant une conception moins fine de l’essence du monde, c’est-à-dire basés sur une vision mécanistique de la nature. Il nous faut discerner la prochaine étape nécessaire à la consolidation d’une relation cérémonielle. J’ai récemment correspondu avec Ravi Shah, un jeune homme qui accomplit en Inde un travail époustouflant pour régénérer des étangs et les terres alentour. Suivant l’exemple de Masanobu Fukuoka, il porte la plus grande attention ici au placement de quelques roseaux, là à l’élimination d’un arbre envahissant, faisant confiance au pouvoir inné de la nature à se régénérer. Plus il tempère son intervention, plus grand en est l’effet. Ce qui ne veut pas dire qu’une absence d’intervention serait plus efficace que tout. Mais plus sa connaissance devient fine et précise, mieux il est à même de se mettre au diapason et au service de la transformation de la nature, et moins il a besoin d’interférer pour accomplir cela. Le résultat est qu’il a transformé – ou plus précisément, aidé à la transformation – d’un paysage abimé en une oasis luxuriante et verdoyante ; un autel vivant.
Ravi est à juste titre agacé par les projets de restauration hydrologique à grande échelle tels que ceux décrits dans mon livre : le travail de Rajendra Singh en Inde et la restauration du plateau de loess en Chine, car ils sont loin d’atteindre le degré de respect et d’attention qu’il porte à chaque détail au niveau micro-local. Ces projets découlent d’une compréhension plus conventionnelle et mécanistique de l’hydrologie. Où est le sacré ? demande-t-il. Qu’en est-il de l’humilité face à l’extrême sagesse des écosystèmes interdépendants propres à chaque lieu ? Ils se contentent de construire des étangs. Peut-être bien, ai-je répondu, mais nous devons aller à la rencontre des gens là où ils se trouvent, et encourager chaque pas dans la bonne direction. Ces projets hydrologiques mécaniques sont aussi empreints d’un respect pour l’eau. Le projet de Ravi permet d’envisager ce qui est possible, il ne faut pas pour autant condamner les efforts préliminaires sur le long chemin qui y conduit.
J’ajouterais que pour que la terre guérisse, il lui faut un exemple de santé, un réservoir de santé à partir duquel apprendre. L’oasis de santé écologique que Ravi a établie peut rayonner au travers du milieu social et écologique, transmettant la santé aux lieux voisins (par exemple, en fournissant des refuges et des lieux de reproduction aux plantes et aux animaux) et en inspirant d’autres guérisseurs de la terre. Voilà pourquoi l’Amazonie est si cruciale, en particulier la région autour du cours supérieur du fleuve, probablement le plus grand réservoir encore préservé, source de la santé écologique du monde. C’est là que Gaia peut puiser la mémoire intacte de sa santé, d’un monde au passé sain et au futur guéri.
Le travail qu’accomplit Ravi pour restaurer la terre fonctionne exactement comme une cérémonie. D’aucuns pourraient objecter : «Pas besoin de cérémonies spéciales – chaque acte devrait être une cérémonie. Pourquoi faire de ces dix minutes quelque chose de spécial. » De la même façon, on pourrait exiger de traiter tout de suite chaque lieu sur terre comme Ravi traite le sien. Pourtant, la plupart d’entre nous, et la société dans son ensemble, ne sommes pas prêts à franchir une telle étape. Le fossé est trop grand. Nous ne pouvons pas démanteler du jour au lendemain nos systèmes technico-industriels, nos structures sociales ni une psychologie profondément ancrée. Ce qui fonctionne pour la plupart d’entre nous, c’est d’établir une oasis de perfection, sous forme de cérémonie, du mieux que nous pouvons, et de lui permettre ensuite de se propager dans les différents domaines de notre vie, donnant progressivement plus d’attention, de beauté et de pouvoir à chaque acte. Pour faire de chaque acte une cérémonie, il faut commencer par faire d’un seul acte une cérémonie.
La cérémonie issue de principes de base
Apporter du cérémoniel à certains aspects de la vie ne signifie pas que le reste est relégué à la banalité ou dépourvu de toute cérémonie. En procédant à une cérémonie, notre intention est de la faire rayonner au-delà de notre journée ou de notre semaine. C’est un refuge au sein du tumulte quotidien. D’ailleurs, nous ne devons pas nous contenter de préserver quelques endroits sauvages, sanctuaires, ou parcs nationaux, ou de restaurer certains lieux à leur condition d’origine ; bien au contraire, ces lieux sont des étoiles polaires, des exemples et des rappels de ce qui est possible. Les exemples comme celui de Ravi prenant soin de tels lieux nous invitent à apporter un peu de leur approche, puis de plus en plus, à tous les lieux. Quand nous instaurons un court instant de cérémonie dans nos vies, nous sommes appelés à l’étendre progressivement à tous les instants.
Comment réintroduire la cérémonie dans une société dont elle est pratiquement absente ? Je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas d’imiter ou d’importer les cérémonies d’autres cultures. Il n’est pas non plus forcément question de ressusciter les cérémonies de son propre héritage, une entreprise qui, tout en évitant en apparence l’appropriation culturelle, risque l’appropriation de sa propre culture. Les cérémonies sont bien vivantes ; en tentant de les imiter ou de les préserver, on ne fait qu’évoquer leur effigie.
Quelle option reste-t-il alors ? Celle de créer nos propres cérémonies ? Strictement parlant, non. On ne crée pas une cérémonie, on la découvre.
Voici comment cela pourrait se passer. Vous commencez par une cérémonie rudimentaire, comme par exemple allumer une bougie chaque matin et prendre un moment pour réfléchir à qui vous voulez être jour-là. Comment donc allumer la bougie avec perfection ? Peut-être en la saisissant et en l’inclinant au-dessus de l’allumette. Où poser ensuite l’allumette ? Sur une petite soucoupe peut-être, que l’on a placée de côté. Puis en replaçant la bougie juste comme il faut. Ensuite pourquoi ne pas faire tinter un carillon trois fois. Quel intervalle entre les tintements ? Vous êtes pressé ? Non, vous attendez que chaque son s’atténue jusqu’au silence ? Oui, c’est comme ça qu’il faut faire….
Je ne préconise pas que votre cérémonie soit régie par ces règles et procédures. Pour découvrir une cérémonie, il faut suivre le fil conducteur indiquant “Oui, voilà comment procéder”, qui est révélé par la pleine conscience. En observant, en écoutant, en focalisant son attention, on découvre ce qu’il faut faire, quoi dire et comment participer. Ce n’est pas différent de la façon dont les gens comme Fukuoka apprennent à établir une vraie relation avec la terre.
La bougie peut se transformer en un petit autel et sa lumière en une cérémonie plus longue autour de cet autel. Puis elle rayonne alentour. Très vite vous vous mettez à ranger votre bureau peut-être, avec le même soin. Ensuite votre maison. Puis vous apportez le même soin et la même intention à votre travail, à vos relations, et aux aliments dont vous nourrissez votre corps. Au fil du temps, la cérémonie devient un point d’ancrage depuis lequel s’opère un changement dans la réalité que vous habitez. Il se peut que vous constatiez que la vie s’organise autour de l’intention au-delà de la cérémonie. Il se peut que vous fassiez l’expérience d’une synchronicité qui semble confirmer qu’en effet, une intelligence plus grande est ici à l’œuvre.
En l’occurrence, un sentiment grandit, celui que nous sommes accompagnés par des êtres innombrables. La cérémonie, n’ayant de sens que si des êtres sacrés nous observent, nous entraîne dans une expérience de la réalité où des êtres sacrés sont effectivement présents. Plus ils sont présents, plus l’invitation est forte de transformer davantage d’actes, en fait tous les actes, en cérémonie accomplie avec toute l’attention et l’intégrité qui lui sont dues. Que deviendrait la vie alors ? Que deviendrait le monde ?
L’attention complète et l’intégrité prennent des formes différentes selon les circonstances. Dans un rituel, leur tournure est tout à fait différente de ce qui se passe dans un jeu, dans une conversation, ou quand on fait la cuisine. Dans un cas, il faut peut-être faire preuve de précision et d’ordre ; dans un autre, de spontanéité, d’audace ou d’improvisation. La cérémonie donne le ton à chaque acte et à chaque parole en s’alignant sur ce qu’on est vraiment, sur ce que l’on veut être, et sur le monde dans lequel on veut vivre.
La cérémonie offre un aperçu d’une destination sacrée, qui est la suivante :
Dans chaque acte, une cérémonie.
Dans chaque mot, une prière.
Dans chaque promenade, un pèlerinage.
Dans chaque lieu, un sanctuaire.
Un sanctuaire nous relie au sacré, qui transcende chaque sanctuaire et inclut tous les sanctuaires. Une cérémonie peut faire d’un lieu un sanctuaire, et offrir une voie de secours vers une réalité dans laquelle tout est sacré ; elle est l’avant-poste de cette réalité, de ce récit du monde. De même, une parcelle de sol régénérée est un avant-poste des dernières oasis témoins de la vitalité originelle de la Terre, comme l’Amazonie, le Congo, quelques rares récifs coralliens encore intacts, quelques mangroves, et ainsi de suite. Nous sommes gagnés par le désespoir à la vue du projet du nouveau gouvernement brésilien de piller l’Amazonie et nous nous demandons ce que nous pouvons faire pour la sauver. L’action politique et économique est bien entendu nécessaire pour ce faire, mais nous pouvons agir en parallèle à un autre niveau. Chaque endroit de la terre que l’on régénère nourrit aussi l’Amazonie et nous rapproche d’un monde dans lequel elle restera intacte. De plus, en renforçant notre lien à de tels lieux, nous faisons appel à des pouvoirs inconcevables qui renforcent notre détermination et coordonnent nos alliances.
Les êtres que nous avons exclus de notre réalité, ceux que notre perception a rabaissé au rang de non-êtres, ces êtres sont toujours là à nous attendre. Même avec toute l’incrédulité dont j’ai hérité (au moins aussi tenace que la vôtre, sinon plus, entre mon cynique intérieur et mes études de sciences, de mathématiques et de philosophie analytique), si je m’accorde quelques moments de calme attentif, je peux sentir ces êtres se rassembler. Toujours pleins d’espoir, ils se rapprochent de l’attention. Pouvez-vous les sentir, vous aussi ? Parmi le doute, peut-être, et sans se bercer d’illusions, pouvez-vous les sentir ? C’est la même sensation que d’être dans une forêt et de se rendre soudain compte, comme pour la première fois, que la forêt est vivante. Le soleil me regarde. Et je ne suis pas seul.