Merci à Isabelle Wynn pour son travail sur cette traduction. Il existe une version anglaise de cet essai.
Je voudrais partager avec mes lecteurs l’extrait d’une lettre que m’a envoyé Samuel Brett (avec son accord). L’article auquel il fait référence, Le cynique et le charpentier de marine, évoque l’importance de consacrer sa vie à quelque chose de beau, même si cela semble insensé au regard du changement climatique et autres menaces. En l’occurrence, à la préservation de la technique traditionnelle de construction de bateaux nordique-irlandais. Du point de vue d’un cynique : “Bon, très bien, mais à quoi ça sert face à la crise?” Voici donc la lettre de Samuel.
«Un ami américain m’a récemment envoyé par Facebook un lien vers un article que vous avez écrit intitulé «Le cynique et le charpentier de marine», qui m’a ému aux larmes pour plusieurs raisons, la première étant que… c’est moi ce charpentier qui vous a accosté ce matin de printemps sur la promenade Skeppsholmen à Stockholm.
La deuxième, c’est que j’ai découvert cet article (du fait d’une synchronicité encore inexpliquée) le jour même de l’enterrement mon père, alors que j’étais affecté par une profonde détresse.
Les larmes me sont venues parce qu’après une rencontre en apparence si brève vous ayez su saisir et décrire avec autant d’éloquence mes motivations, ma passion, mes convictions profondes comme je les décrirais moi-même. Parfois j’ai l’impression que personne (et souvent pas moi non plus) ne comprend ce que je fais, parfois j’ai l’impression que je suis à la fois le cynique et le charpentier, et la validation extérieure apportée par cet article m’a profondément ému.
Avec la mort de mon père mon esprit s’est tourné vers la réflexion dans la solitude et cette introspection m’a fait réfléchir au rôle que nous jouons dans la vie les uns des autres, et comme un père en inspirant son fils peut tout changer. La façon dont nous nous inspirons mutuellement et réveillons le héros qui dort en nous. C’est stimulant de penser que je vous ai inspiré, compte tenu de l’inspiration que vous avez vous-même été pour moi. C’est vraiment un honneur pour moi. »
Ce sont de petits moments comme celui-ci qui me motivent bien davantage que n’importe quelle «mesure de succès» conventionnelle ne saurait le faire. Les gens me demandent parfois qui sont mes héros, qui j’admire le plus. Je dois avouer que j’admire les gens comme ce charpentier plus que ceux qui assument un rôle public de premier plan dans un mouvement pour la justice sociale ou environnementale. Bien sûr, j’applaudis aussi leur travail, mais le niveau de conviction nécessaire pour consacrer sa vie à des actes de beauté insensés est d’un autre ordre. Nous avons grandi avec une logique qui déclare aux militants du changement visible : “Vous avez un vrai impact– tout du moins comparé aux vies anonymes, invisibles, de la plupart des gens.” Ils peuvent trouver un fil conducteur entre les causes et les conséquences de leur travail sur la question du désinvestissement dans le carbone, par exemple, et la perspective d’une planète terre qui reste habitable. Ils peuvent offrir à leur raisonnement une validation sous forme d’arguments. Ils peuvent se justifier.
Il n’en va pas de même pour les charpentiers, ou pour ceux qui essaient d’empêcher une langue de s’éteindre, ou pour ceux qui restaurent des guitares anciennes, ou en fait pour la plupart des artistes et des musiciens dans le monde. Même s’ils pouvaient concocter une justification comme quoi leur travail est en fait important pour la planète, ils savent très bien qu’ils s’y consacrent pour une toute autre raison. Nul ne peut dire en toute franchise : “J’ai comparé les effets positifs et négatifs et j’ai décidé que la meilleure façon d’utiliser mes talents est de construire des bateaux, et voilà pourquoi je m’y consacre.” Ce serait perçu comme une auto-justification absurde. Non, ces personnes ne peuvent pas se dire «ce que je fais a de la valeur et de l’importance dans le monde» pour les encourager dans un travail qui ne récolte pas souvent de reconnaissance financière ou sociale. Voilà pourquoi je les admire : pour la force intérieure qui les porte quand ni l’argent, ni l’idéologie, ni le statut social ne le font.
Vu au travers d’une autre grille de lecture des causes et des effets, c’est grâce à ces personnes, les artistes et les soignants, que le monde ne s’effondre pas. On ne réalise l’importance de leur rôle qu’avec le temps, et souvent juste lors d’aperçus laissant transparaitre les effets profonds du karma. Cher lecteur, avez-vous déjà fait l’expérience de découvrir par hasard qu’un acte gratuit de gentillesse, de générosité ou de beauté effectué des années auparavant avait changé la vie de quelqu’un ? Et vous avez réalisé à ce moment-là que chaque acte porte ses fruits.
C’est l’effet que la lettre de Samuel a eu sur moi. Elle a bousculé mes a prioris et m’a aidé à comprendre que je n’ai pas à m’inquiéter du nombre de personnes qui entendront mon message, de l’élaboration de la stratégie la plus efficace, ou de la justification de mes choix. Je peux faire comme Samuel et tant d’autres le font : consacrer mes talents aux causes dont la beauté m’interpelle. Il se peut que les effets paraitront méritoires et importants à mon esprit rationnel – je ne veux pas non plus faire fi des grandes actions – mais peut-être que ces effets ne serviront qu’à me donner du courage. Peut-être que personne ne les découvrira jamais. Peut-être que je ne les découvrirai pas moi-même.