(Transcription d’une conférence de 2019 à l’Institut Naropa.)
On brandit beaucoup les termes d’histoires et de récits, aujourd’hui, au point que c’en est presque devenu un cliché. Mais les clichés découlent de prises de conscience. Dans le cas présent, c’est la conscience du pouvoir des histoires que nous racontons, tant à notre propos, que les uns aux autres et au monde entier, de manière à nous unir autour d’un but commun.
Parmi les choses que nous avons à faire, aujourd’hui, beaucoup n’ont aucun sens si l’on est le seul à les faire. Une histoire permet d’ordonner le monde de manière à ce que nos choix se révèlent faire partie d’une aventure plus grande. Oui, c’est vrai, la « grande aventure » à l’œuvre aujourd’hui sur Terre est bien plus grande qu’aucune histoire qu’on pourrait broder à son sujet. Il n’en reste pas moins, à mes yeux, qu’une histoire me permettant de donner sens à ma vie, d’identifier qui sont mes alliés et de comprendre quel est mon rôle, demeure absolument essentielle.
La compréhension de la puissance des histoires couvre tout l’éventail du spectre politique. Tout le monde veut contrôler le récit dominant, pour le meilleur ou pour le pire. Adolph Hitler l’avait bien compris, lui qui surfait sur une histoire de supériorité raciale et de gloire nationale qui légitimait ses ambitions et canalisait les énergies culturelles latentes vers la conquête et le génocide. De manière analogue, aujourd’hui, il existe également de puissantes énergies non canalisées, comme dans les années 30 : le mécontentement, le désespoir, l’hostilité envers les élites, une colère contre l’évolution de la société, ainsi que le deuil de la perte de la collectivité[1]. La façon dont celles-ci s’expriment dépend en grande partie de la manière dont on nous met en histoire les problèmes et leurs solutions, les causes et leurs effets.
Si nous voulons nous mettre au service de tous, au service d’un monde de guérison dans lequel la société et tous les êtres qui peuplent cette planète progressent vers toujours plus de plénitude, nous ferions bien de nous assurer que nous racontons la bonne histoire. Or aujourd’hui, que nous en ayons conscience ou pas, l’histoire dominante est une histoire de guerre, et pas seulement au niveau évident de la politique étrangère américaine, où il s’agit d’identifier nos ennemis dans le monde entier et de leur larguer des bombes dessus, mais également dans notre façon la plus élémentaire de comprendre comment le monde fonctionne et comment résoudre nos problèmes. La pensée de guerre imprègne la psyché collective. Pour élaborer un récit de paix, il nous faut donc commencer par identifier le récit de guerre fondateur actuel. Je vais donc d’abord entreprendre de l’excaver, de manière à poser ensuite les bases d’un récit de paix. Puis, je m’occuperai des blocs qui le composent et de son architecture.
Le mythe de la violence rédemptrice
En préparant cette conférence, j’ai lu un essai classique du théologien chrétien Walter Wink, intitulé « Le mythe de la violence rédemptrice ». La violence rédemptrice, c’est l’idée selon laquelle pour améliorer le monde, il faut détruire quelque chose, tuer quelqu’un, éliminer le mal ou l’extirper, vaincre les forces du mal et du chaos grâce aux forces du bien et de l’ordre. Wink fait remonter ce récit au mythe de création babylonien d’il y a plus de 3000 ans. Au début, le dieu Adsu et la déesse Tiamat étaient seuls dans l’univers. Comme ils s’ennuyaient, ils décidèrent d’avoir des enfants : toute une flopée ! Ils ne tardèrent pas à le regretter, car les enfants faisaient beaucoup trop de bruit. Alors, bien sûr, ils décidèrent de tous les tuer. Pas mal, non ? Problème résolu ! Sauf que les enfants eurent vent de ces plans et décidèrent de tuer leurs parents les premiers. Ils n’eurent guère de mal à en finir avec Adsu, mais Tiamat, c’était une autre histoire. Personne n’osait lui faire face, jusqu’à ce que le dernier des enfants, Marduk, se porte volontaire. Il dit : « Je détruirai Tiamat, notre mère, à condition que tous mes frères et sœurs fassent de moi le maître suprême de l’univers. » (Je laisse à votre imagination le soin d’établir des parallèles avec les US après la Deuxième Guerre mondiale.) Marduk élabore un plan. Il insuffle un gaz toxique dans l’estomac de Tiamat, puis la transperce d’une lance. Elle explose : tous ses viscères et son sang se répandent partout, et avec les parties de son corps, il édifie le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.
Ce mythe de création relate le meurtre misogyne de la Grande Mère, que l’on identifiait au chaos et à ce qui est sauvage. Les civilisations anciennes associaient le bien à l’ordre. Le roi était l’incarnation du bien, il dominait les bêtes sauvages, tuait les lions, rasait les forêts et apportait la civilisation aux barbares, tout en domestiquant le monde sauvage. Ce processus se poursuit de nos jours, et nous utilisons les parties de Gaïa en ruines pour édifier notre civilisation, nous servant de notre Mère anéantie pour bâtir le monde.
Le mythe de la violence rédemptrice trouve un écho frappant dans la science moderne qui affirme que le monde tend vers l’entropie et le désordre. Ce n’est qu’en imposant nos desseins à cet univers chaotique, désordonné et en dégénérescence que nous parviendrons à maintenir un milieu habitable par l’homme ; en imposant le bien au chaos. Si vous acceptez l’idée que la nature ne possède aucune intelligence inhérente, qu’elle ne tend pas non plus spontanément vers la complexité, vers l’émergence de l’organisation et de la beauté, et qu’elle glisse plutôt vers le désordre, alors il est inévitable que nous soyons en guerre avec la nature à chaque instant, puisque nous risquons de disparaître à jamais, sous l’effet de forces naturelles aléatoires. Dans cette vision des choses, notre bien-être dépend de notre capacité à imposer un contrôle toujours plus grand à cette nature sauvage, arbitraire et aléatoire, qui existe en dehors de nous. Durant des siècles, c’est cette aspiration au contrôle qui a défini ce qu’on nomme le progrès.
Voilà la structure de base de la pensée de guerre. D’abord, identifier la cause du problème, le coupable, le malfaiteur : trouver quelque chose à combattre. Ensuite, contrôler, emprisonner, tuer, humilier ou détruire le méchant, le coupable, la cause, et tout ira pour le mieux. Et mieux nous y parvenons, meilleure sera l’existence humaine. Walter Wink illustre cela avec Popeye le marin. Chaque épisode de ce dessin animé a la même intrigue : Brutus kidnappe Olive. Popeye tente de venir à son secours et se fait passer à tabac par Brutus. Puis, juste avant que Brutus parvienne à violer Olive, Popeye avale une boîte d’épinards et, grâce au surcroît de force ainsi obtenu, il inverse les rôles et c’est lui qui passe Brutus à tabac. Voilà le scénario de Popeye. Walter Wink souligne que personne ne tire jamais aucune leçon de ces interactions. Les personnes n’évoluent pas et ne changent en aucune manière, ce qui sous-entend que les choses sont simplement ainsi et qu’elles le resteront. La seule leçon à en tirer, c’est que pour régler un problème, il faut vaincre son ennemi par la force.
La guerre contre le symptôme
La mentalité qui consiste à trouver un ennemi à vaincre se retrouve bien au-delà des champs de bataille. Prenez l’agriculture, par exemple. Vous avez un problème : des récoltes en chute. Vous identifiez une cause : des mauvaises herbes dans les champs. La solution : détruire les mauvaises herbes. Ou alors, vous avez une angine. Quelle en est la cause ? Trouvons l’agent pathogène. Ah, un streptocoque. La solution ? Tuons-le avec des antibiotiques. Et qu’en est-il de la criminalité ? Visiblement, elle est due à des criminels, on est d’accord ? Alors, si on les enferme, on n’aura plus de criminalité. Le terrorisme aussi, de toute évidence, est dû à des terroristes. Alors éliminons-les. Plus de terrorisme. Problème réglé.
Imaginons maintenant que vous souhaitiez devenir quelqu’un de meilleur, ou vous montrer plus efficace dans le monde. En appliquant la même formule, vous trouverez bien vite votre propre méchant intérieur à combattre. C’est peut-être votre tendance à procrastiner, votre paresse, vos addictions, votre égoïsme ou votre ego. Super : maintenant vous avez quelque chose à attaquer, à contrôler. Ou peut-être que vous êtes en surpoids et que vous pensez : « C’est parce que je mange trop ». Alors les calories deviennent les méchants, et la solution consiste à les maîtriser. Autrement dit, cette pensée de guerre est pratiquement universelle.
La guerre contre autrui est toujours le miroir d’une guerre contre soi. Derrière tous mes jugements se dissimule la suspicion latente que je fais peut-être moi-même partie des méchants. D’ailleurs, c’est à peu près ce que nous disent la science, l’économie et de nombreuses religions. On trouve par exemple en biologie l’idée explicite selon laquelle l’intérêt égoïste à se reproduire serait la motivation première de tous les êtres vivants. On nous affirme que l’égoïsme est programmé dans nos gènes. Autrement dit, pour parvenir à ne pas être franchement égoïste, il vous faut vaincre votre nature fondamentale. C’est encore une mentalité de guerre.
Une alternative à la guerre émerge sitôt qu’on voit tous nos ennemis – les mauvaises herbes, les terroristes, les calories, l’égoïsme, la paresse et ainsi de suite – non plus comme les causes du mal, mais comme les symptômes de quelque chose de plus profond. Tant qu’on se fixe sur les symptômes et qu’on leur fait la guerre, on ignore les causes profondes et on n’y change rien. On ne se demande jamais « Pourquoi Brutus veut-il kidnapper Olive ? » Et tant qu’on ne le découvre pas, on continue à combattre Brutus jour après jour, indéfiniment.
(Et si jamais on se retrouvait à court d’épinards, ou qu’ils ne marchaient plus ? Et si les mauvaises herbes devenaient résistantes, et si les bactéries résistaient aux antibiotiques, et si Brutus se mettait aussi à manger des épinards, entamant ainsi une escalade de la violence ?)
La pensée de guerre gère ses échecs en allant toujours plus loin dans les extrêmes. Ne te contente pas de passer Brutus à tabac : tue-le. Trouve un herbicide si puissant qu’il détruise toutes les mauvaises herbes une bonne fois pour toutes. Découvre la Solution finale. Vaincs le mal une bonne fois pour toutes, au cours d’une guerre épique qui mettra un terme à toutes les guerres.
On a déjà essayé cela une fois. Ça a donné la Grande Guerre. Aujourd’hui, on l’appelle la Première Guerre mondiale.
Lorsque les causes apparentes nous apparaissent soudain comme des symptômes, on peut enfin se poser des questions du genre : pourquoi y a-t-il de mauvaises herbes dans ce champ ? La pensée de guerre ne nous aide généralement pas à y répondre. Peut-être que ce champ manque de biodiversité ou que le sol a des carences que ces mauvaises herbes s’efforcent en réalité de compenser, parce que la nature est intelligente. Il n’y a rien à combattre.
Pourquoi y a-t-il de la criminalité ? Est-ce simplement parce que les criminels sont méchants ? Ou leurs actes découlent-ils de circonstances que nous n’étudierons jamais, tant que nous serons en guerre contre eux. Dans quelles conditions économiques ont-ils grandi ? Et quel racisme ont-ils reçu en héritage ? Ont-ils été confrontés à des traumatismes, au désespoir, ou encore à la perte de tout sens à leur vie ?
Dans tous les cas, la pensée de guerre n’est qu’une histoire réductrice et simplificatrice. Pour déclarer la guerre, il vous faut bien réduire votre ennemi. Le déshumaniser. C’est une tactique de guerre universelle que de rendre l’autre – les autres – moins qu’humain. Si vous souhaitez tuer ou exploiter quelqu’un, la déshumanisation est la méthode idéale. À mesure que la pensée de guerre s’infiltre dans notre culture politique, je vois croître cette tendance à déshumaniser et à diaboliser la partie adverse, qu’elle soit de gauche ou de droite, rouge ou bleue, démocrate ou républicaine. Chaque camp se forge une histoire qui rend l’autre méprisable, mauvais et sous-humain.
Voici quelques termes qui sont vecteurs de déshumanisation, que l’on trouve dans tous les discours, qu’ils soient politiques ou autres : « Comment ont-ils pu faire une chose pareille ? », « C’est totalement injustifié ! », « C’est quoi leur problème ? ». C’est une tactique de guerre que d’accuser notre adversaire de présenter un défaut fondamental dans son humanité. Il est stupide, il est ignorant, il est immoral, il se croit tout permis, il est cupide. Ensuite, ce récit se traduit en armes, car on peut l’utiliser pour stimuler l’indignation de notre camp, pour faire monter une fièvre guerrière et nous mettre en marche pour aller détruire tous ces sales types.
La recette du désespoir
J’évoquais récemment sur un podcast ce monde plus beau que notre cœur sait pouvoir advenir, et j’y parlais de guérison écologique, d’agriculture régénérative et autres choses du même genre, quand l’intervieweur m’a demandé, « Alors, Charles, qu’en pensez-vous ? Les élites au pouvoir ne changeront jamais. C’est eux qui profitent de la situation actuelle. Ils s’en satisfont et ne changeront pas. Alors, si on veut les changer, il va bien falloir les faire tomber. Il va falloir déclencher une révolution sanglante : c’est le seul choix réaliste. »
Commençons par imaginer que ce soit vrai. Si c’est vrai, notre seul espoir est de les vaincre par la force, puisqu’« ils ne changeront jamais ». On a la formule du changement face à un sale type. On voit ça dans tous les films, et pas que Popeye : dans Batman, dans le Roi Lion, et dans pratiquement tous les films d’action que vous n’avez jamais regardés. Dans Star Wars aussi : il faut tuer Dark Vador, tuer l’empereur, détruire le mal.
Mais dans le monde réel, notre seul espoir se révèle impraticable. Si c’est un rapport de force, qui en a le plus ? Qui possède la puissance militaire ? C’est nous, les hippies et les pacifistes ? Ou est-ce plutôt le complexe militaro-pharmaceutico-industrio-financier ? Ce sont eux qui ont les armes. Ils possèdent les moyens financiers, la capacité de surveillance, la police, et ils ont le contrôle des médias. Donc, si c’est un rapport de force, c’est forcément eux qui vont gagner. Même si l’on s’intéresse plutôt à la force de propagande et à la force d’une histoire, et qu’on essaie de soulever la colère et l’indignation des opprimés contre eux, devinez quoi ? Les autres sont encore plus doués que nous pour manipuler les histoires et nous faire passer pour les méchants, puisqu’ils contrôlent les médias. Ils le font d’ailleurs en ce moment même, en créant des récits qui sont plus répandus que les nôtres et bénéficient de plus de RP, de publicité et de soutien financier que les nôtres.
Donc, l’option domination est un échec assuré, à moins de devenir si bon en technologies de guerre que vous réussissiez à les anéantir. Vous devez être sacrément bon pour vaincre le complexe militaro-industriel à son propre jeu. Bon, imaginons que vous y arriviez et que vous vous retrouviez maintenant au pouvoir. Le combat est-il fini pour autant ? Non. Il reste toujours des méchants, dans les parages. Et pour les vaincre, il vous faut consolider et étendre votre pouvoir, pour protéger le monde de l’emprise du mal, bien entendu. Cela n’est pas un problème, d’ailleurs, puisque vous, vous êtes le gentil. Vous savez que c’est vrai. Cette guerre contre le mal se fondait précisément sur cette conviction. Donc, puisque vous incarnez le bien, vous cherchez à acquérir encore plus de pouvoir. George Orwell a très clairement décrit cela dans 1984 : le but du Parti, c’est le pouvoir. Et il le justifie en disant qu’il va créer un monde parfait et que, pour y parvenir, il lui faut le pouvoir absolu. Qu’est-ce que le pouvoir ? C’est la capacité de faire souffrir les autres. Donc, vous finissez par incarner le mal à votre tour.
Le scénario le plus probable, c’est quand même que vous perdrez contre les puissances en place. Voilà pourquoi tant d’activistes sombrent dans le désespoir. Celui-ci est inhérent au paradigme de la lutte. En apparence, cela tient à ce que ces puissances sont trop grandes pour que nous puissions les vaincre. Mais si l’on regarde de plus près, on découvre une certaine forme de futilité : car si nous gagnons, cela revient au même. Phillip K. Dick, l’auteur de science-fiction, l’exprime très bien dans Valis : « Combattre l’empire, c’est être infecté par sa folie. C’est cela le paradoxe. Quiconque met en défaite un segment de l’empire devient l’empire. Il prolifère comme un virus et impose sa forme à ses ennemis. De ce fait, il devient ses ennemis. » Si vous faites la guerre à la guerre, si vous guerroyez contre l’empire, vous êtes devenu une partie même de l’empire. George Orwell a aussi illustré cela lorsque son personnage principal, Winston, est recruté par la résistance. En réalité il s’est fait piéger, mais il croit être entré dans la résistance. Du coup, on lui demande à quel point il est prêt à renverser le Parti, à coup de questions du genre : « Serais-tu prêt à faire n’importe quoi ? Pourrais-tu commettre un acte de sabotage ? Serais-tu prêt à perpétrer un massacre, si ça servait à renverser le Parti ? Serais-tu capable de jeter de l’acide au visage d’un enfant ? » Et il répond oui, révélant ainsi qu’il n’est en rien différent du Parti : prêt à faire n’importe quoi pour obtenir le pouvoir. Prêt à tout pour vaincre le mal.
La menace des pacifistes
Prenez ce qui suit comme un principe général : dans tout combat – et une part toujours plus grande de notre discours politique est devenue un combat – la résolution se trouve dans les points cachés par ce combat, ceux sur lesquels les deux parties adverses sont d’accord, sans même le savoir, ainsi que dans les questions qu’aucune d’elles ne pose jamais. Par exemple, dans le conflit qui concerne l’immigration, un camp dit « Les immigrés nous font du tort, ils ne respectent pas nos lois, empêchons-les de venir », tandis que l’autre camp affirme « Vous n’êtes que des gens horribles, intolérants et sectaires : cette nation s’est construite sur l’immigration. Il est inhumain de gérer des centres de détention et de séparer les familles. Nous devrions accueillir les populations défavorisées de toute la planète. » Personne, du moins dans les médias dominants, ne demande pourquoi il y a tant d’immigrés, au départ. Qu’est-ce qui a rendu la vie au Guatemala, au Honduras, au Nicaragua et au Salvador si intolérable que des gens soient prêts à mettre en danger leur vie et celle de leurs enfants, à quitter leurs maisons et leur famille, pour un avenir très incertain ? Que faudrait-il pour que vous-même soyez prêt à envisager une telle extrémité ?
Voilà une question inconfortable, premièrement parce qu’elle nous sort du paradigme guerrier familier avec lequel nous prétendons résoudre les problèmes. Pour les conservateurs, il n’est plus possible d’accuser les méchants migrants. Pour les libéraux, il n’est plus acceptable de s’en tenir à l’histoire de malheureuses victimes de quelque tyran, qui peuvent trouver refuge en Amérique, Terre de Liberté, car sitôt qu’on aborde sérieusement cette question, il devient évident que c’est nous, les États-Unis, qui sommes responsables d’une grande part de la misère en Amérique latine et ailleurs. Le soutien américain aux coups d’Etat, aux juntes diverses, aux escadrons de la mort, la guerre à la drogue, l’austérité néo-libérale et les politiques de libre-échange ont rendu la vie pratiquement impossible dans bon nombre de ces pays.
Comme l’affirme le dicton, si vous n’avez qu’un marteau, tous les problèmes semblent être des clous. Et si vous cherchez des clous, vous verrez bientôt des choses qui n’en sont pas vous apparaître comme telles, à cause de l’outil que vous tenez en main. Quand vous avez des outils de guerre, vous vous cherchez des ennemis. Et si nous n’en trouvez aucun, vous êtes bien ennuyé, parce que vous ne savez plus que faire. D’autant plus, comme dans le cas de l’immigration, quand le coupable, la cause du problème, nous inclut nous-mêmes.
Si vous êtes un pacifiste ou un artisan de paix, vous découvrirez sans doute que vous éveillez beaucoup d’hostilité de part et d’autre du conflit. Les gens qui dérivent leur identité de l’appartenance à l’Équipe du Bien, dans la guerre contre l’Équipe du Mal, ont en réalité besoin de cette dernière. Ils ont besoin d’un adversaire. C’est comme deux cartes que l’on appuie l’une contre l’autre, qui se soutiennent mutuellement. Lorsqu’on retire le « mal », cela provoque une crise, une sorte de vertige politique suivie de la quête désespérée d’un nouveau méchant. D’où ces efforts désespérés, après l’effondrement de l’Union soviétique, pour reconstruire le Mal à coup de concepts du genre « l’Axe du Mal », la « Terreur islamique », le « clash des civilisations », sans oublier la diabolisation de l’Iran, de la Russie et de la Chine. L’Équipe du Bien a besoin de l’Équipe du Mal pour valider son identité. Le pacifiste, qui remet en question l’identité des deux camps, éveille ainsi plus d’hostilité que l’ennemi lui-même. Il est davantage méprisé que l’ennemi.
Les fondements d’un récit de paix
Ainsi que le montrent les exemples ci-dessus, la pensée de guerre imprègne toute la civilisation moderne. On la retrouve aussi bien dans la cosmologie, la physique que la biologie (avec l’idée du gène égoïste). Elle donne naissance à une vision de la nature comme consistant en une guerre de chacun contre tous, ainsi que le disait Rudolf Steiner. J’ajouterais que ce n’est là que science obsolète. De nos jours, nous commençons à comprendre – grâce aux recherches sur l’émergence et les systèmes auto-organisateurs, omniprésents dans la nature – que le monde tend en réalité vers l’ordre et la beauté, comme s’il y avait de l’intelligence en toutes choses, et non pas vers le chaos comme semble l’impliquer la Deuxième Loi de la Thermodynamique. Le gène égoïste, dans le même ordre d’idées, n’est aussi que biologie obsolète. Désormais, on sait apprécier la symbiose, la coopération et le regroupement d’individus en des ensembles plus grands d’une complexité croissante. Voilà comment fonctionne la biologie.
L’émergence de la pensée systémique en biologie fait partie du récit de paix. La nature n’est pas une gigantesque guerre de chacun contre tous. La coopération et la symbiose en sont les premiers principes évolutifs.
Alors quel est le fondement d’un récit de paix ? Si, comme je l’ai dit ci-dessus, l’essence de la guerre est le réductionnisme – réduire l’univers à un objet, réduire la vie à une chose, réduire autrui à un ennemi (autrement dit, simplifier la complexité pour avoir quelque chose à combattre) – alors, pour élaborer un récit de paix, le premier pilier fondateur devrait être la pensée holistique. Cette pensée-là comprend que chaque chose est intimement reliée à toutes les autres. Que tout fait partie de tout. Qu’exister, c’est être en relation. Que nous ne sommes pas des individus séparés, mais que nous sommes interdépendants, tant au niveau pratique qu’existentiel. Autrement dit, que nous sommes inter-existants. Par conséquent, tout ce que nous prenons pour un ennemi fait partie d’une constellation de relations qui nous inclut nous-mêmes. En utilisant un terme bouddhiste, le fondement d’un récit de paix est l’inter-être : un moi connecté dans un monde vivant et interdépendant, par opposition à un individu séparé dans un monde autre.
À partir de cette compréhension de base, nous cherchons ensuite à comprendre cette constellation de relations, premier pilier d’un récit de paix. Ainsi, si vous êtes fréquemment sujet à des angines à streptocoque, vous pourriez chercher à comprendre « Comment cette bactérie fait-elle partie de mon écologie physique ? ». De fait, un microbiome sain des muqueuses de la gorge comprend de bonnes bactéries qui sécrètent des substances éliminant les bactéries pathogènes. Si l’on élimine les streptocoques, on met certes un terme à tel épisode maladif spécifique, mais on tue du même coup les bonnes bactéries, ce qui accroît les chances de retomber malade. Ceci met en évidence un principe général : la guerre crée les conditions mêmes de la guerre. Lorsqu’on bombarde des terroristes, on crée les conditions nécessaires à de nouveaux actes de terrorisme. Lorsqu’on enferme les criminels et qu’on détruit des familles et des réseaux de relations, on crée en même temps les conditions dont surgiront de nouveaux épisodes de criminalité.
Vues à travers un filtre holistique, un filtre d’interdépendance et d’interrelation, les conditions qui donnent naissance à tout ce que nous combattons deviennent soudain évidentes. Du coup, nous ne nous contentons plus de combattre quelque chose. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pas nécessaire de combattre, parfois. Cela ne signifie pas qu’il ne faille jamais fuir un voleur ni utiliser d’antibiotiques. Peut-être qu’en théorie, vous savez que telle personne risque de nuire à votre enfant, parce qu’elle a elle-même subi des traumatismes dans l’enfance, mais là tout de suite, cela ne vous est d’aucune utilité, et la seule réaction adéquate consiste à intervenir fermement. La situation ne devient problématique que lorsque le combat est l’option par défaut, tellement l’on est habitué à voir le monde en termes de bien et de mal. Dans ce cas, la lutte devient une réaction réflexe, par défaut.
Le pilier de la compassion
Lorsqu’on comprend quelles conditions engendrent le comportement contre lequel nous luttons, de nouvelles options s’offrent à nous, notamment celle de changer ces conditions. Ce qui nous conduit au deuxième pilier, que je nomme compassion. Qu’est-ce que la compassion ? Ce n’est pas quand une personne supérieure comprend ou tolère avec indulgence et paternalisme les conditions d’une personne inférieure. La compassion, c’est fondamentalement ressentir ce que ça fait d’être quelqu’un d’autre. C’est s’identifier à autrui et savoir comment ça fait d’être lui ou elle. Elle découle de la question : ça fait quoi d’être toi ? Quelles sont les conditions qui ont fait de toi qui tu es ? Et en quoi puis-je contribuer à faire évoluer ces conditions ?
Pour la plupart des gens, dans cette société, une déprogrammation est nécessaire avant de parvenir à voir ces conditions. Se déprogrammer de la condamnation, de la question « Dans quel camp tu es ? », de nos jugements, et notamment de celui qui affirme « Si j’étais toi, je n’aurais jamais fait cela. Je vaux mieux que toi. » À moins que je sois peut-être pire que toi. Mais en général, c’est plutôt : je suis meilleur que toi.
J’expliquais cela un jour à une collègue, en prenant l’exemple de la façon dont on diabolise les jeunes des banlieues comme des « voyous », sans s’intéresser le moins du monde à leurs conditions sociales et économiques. Elle convint volontiers qu’on ne pouvait pas moralement les condamner pour leurs actes. Mais, ajouta-t-elle, l’argument ne tient pas avec les suprémacistes blancs. « Je peux comprendre qu’un jeune Noir qui a grandi dans un ghetto tombe dans la criminalité, quand il n’y a pas d’autres opportunités économiques, et qu’il est victime de traumatismes intergénérationnels. Mais ces partisans de la suprématie blanche, eux, n’ont aucune excuse. Regarde-moi ces types avec le bide qui dépasse de la ceinture, avec leurs T-shirt et leurs casquettes. C’est l’image même des gens qui se croient tout permis. Ils n’ont aucune excuse à se comporter comme ils le font. »
Nous sommes prêts à saisir la moindre opportunité de haïr quelqu’un, n’est-ce pas ? Voilà l’ennemi ! Voilà quelqu’un sur qui on va pouvoir se lâcher et déverser une colère bien méritée. Ça fait du bien, n’est-ce pas, de savoir qu’on est du côté du bien et de la justice ? Ça fait du bien de pouvoir déverser sa haine.
Ce sentiment-là nous indique qu’un besoin émotionnel et psychologique caché est à l’œuvre. Au final, il découle d’une blessure de rejet de soi.
Voici quelques années, il y a eu une émeute entre gangs de bikers, au Texas. Les deux gangs se sont retrouvés à un bar et ont commencé à se taper dessus sur le parking. Dès que la police est arrivée, ils se sont mis à cogner aussi les policiers. Ce fut une émeute effroyablement violente. J’en ai entendu parler en lisant Salon Magazine, qui montrait des photos des hommes impliqués dans cette bagarre. Bien entendu, ce média avait choisi les clichés les plus méprisables et les moins flatteurs qu’on puisse imaginer. Ils auraient pu mettre comme légende sous les photos : « Voici des gens à détester. Voici les méchants. » Bien sûr, chaque fois qu’ils publient un article sur Donald Trump ou quelqu’un d’autre du camp adverse, ils choisissent aussi une photo peu flatteuse. Les médias des deux camps s’amusent à cela. Cela fait partie de la stratégie de guerre visant à déshumaniser l’autre. Pour ma part, je regarde ces clichés et je me dis, « Autrefois, chacun de ces hommes a été un beau bébé. Un adorable bambin. Que t’est-il arrivé, mon frère ? » Je regarde attentivement la personne, et parfois je distingue un enfant terrorisé et blessé, sidéré par la brutalité de ce monde. Cela fait naître en nous une autre forme de solidarité que la guerre. Nous n’avons plus besoin d’un ennemi commun pour nous rassembler.
La compassion est tout le contraire de la déshumanisation dont dépend le récit de guerre. La déshumanisation est un récit simplificateur, tout à l’opposé d’une vision holistique et de l’inter-être. On a l’habitude, par exemple, quand on s’occupe du racisme, d’en rendre responsables les attitudes personnelles de sales types : les racistes. Le racisme est bien dû aux racistes, non ? Ou se pourrait-il que les racistes soient plutôt un symptôme du racisme, et non sa cause. Et qu’en les déshumanisant, nous contribuions à renforcer la structure psychique de base du racisme. Le racisme est une forme de déshumanisation, et on ne le résoudra pas en déshumanisant les racistes. Oh bien sûr, on est trop heureux de faire partie de l’Équipe du Bien. Mais est-ce vraiment cela que vous voulez servir ? Ne préfèreriez-vous pas vous mettre au service de la guérison du racisme ?
Sacrifier la victoire
J’ai le sentiment que la guérison de la Terre, à laquelle nous aspirons tous tellement, va exiger de nous un sacrifice. Il nous faudra sacrifier notre identité d’êtres moraux, éthiques, qui sont dans le bon camp. Pratiquement tout le monde pense cela de soi. Pour que les choses changent, il va falloir une sacrée dose de lâcher-prise. (Mais seulement de la part de l’autre camp, non ?) Êtes-vous prêt à revendiquer aussi légèrement votre bon droit que vous aimeriez que le camp adverse revendique le sien ? En quoi êtes-vous différent d’eux ?
Le troisième pilier d’un récit de paix consiste à mettre fin à sa propre guerre intérieure et à développer un récit de paix en soi-même. Il s’agit de guérir la blessure du rejet de soi et ainsi de se débarrasser de cet engin de guerre psychique, la division du monde entre eux et nous, entre bien et mal, entre moi le type bien et l’autre le sale type. La façon à la fois la meilleure et la plus facile de vous forger l’identité de quelqu’un de bien (et ainsi de satisfaire votre besoin d’être accepté), c’est de vous comparer à des sales types. Alors, êtes-vous prêt à y renoncer ? Êtes-vous prêt à renoncer à l’idée d’avoir toujours eu raison ?
À quel point la paix vous importe-t-elle ? On dit qu’il est impossible de servir deux maîtres. Temporairement, si, on y arrive. On peut servir la paix et, parallèlement, servir son besoin d’être approuvé par un petit groupe. Vous pouvez servir la paix et servir aussi votre identité de type bien. Vous pouvez également servir la paix et servir votre idéal d’être entendu, d’être vu, d’être reconnu comme un leader, et de vous croire profondément moral. Vous pouvez servir deux maîtres durant un temps, mais tôt ou tard la générosité de l’univers est telle que vous finirez par atteindre un point décisif où vous choisirez qui vous voulez vraiment servir, et là vous devrez sacrifier quelque chose. La pilule peut être assez dure à avaler.
Comprenez-moi bien, s’il vous plaît : je ne vous exhorte pas à laisser tomber la haine et la colère, au nom de principes moraux. Je ne suis pas le mec blanc privilégié qui implore ceux qu’il a opprimés de ne pas lui en vouloir. L’idée, ce n’est pas que la colère ou la haine soient mauvaises en elles-mêmes. C’est plutôt que l’énergie de la colère se neutralise lorsqu’on la dirige contre des symptômes plutôt que des causes. C’est aussi que la haine se fonde sur une erreur de diagnostic quant à la cause réelle. Ce qui conduit soit à la revanche, soit à la défaite, soit encore à une guerre sans fin.
Les tentations de guerroyer sont omniprésentes. Peut-être en avez-vous ras le bol des OGM et de Monsanto, qui est maintenant devenu Bayer, et qui répand vigoureusement des OGM dans le monde entier, détruisant l’agriculture paysanne, corrompant les gouvernements, mettant en place la prochaine version de l’agriculture industrielle, brevetant des semences et des espèces développées par les cultures indigènes, etc. D’accord, il faut qu’on arrête cela. Comment allons-nous nous y prendre ? Eh bien, selon la mentalité de guerre, la première étape consiste à trouver un méchant. Fastoche : ce sont les cadres de Monsanto. Pourquoi font-ils une chose pareille ? Comment osent-ils ? Si j’étais eux, je ne ferais jamais cela, n’est-ce pas ? Je ne prendrais pas de telles décisions. De même, si j’étais responsable de projets de fracturation hydraulique, je ne détruirais ni ne polluerais les eaux comme ça. Et tout ça pour quoi ? Par cupidité ? Je n’arrive pas à croire qu’il existe des types comme ça. Attisons un peu notre haine. Réglons leurs comptes à ces salauds. Voilà la stratégie à suivre.
Maintenant, imaginez que vous soyez cadre chez Monsanto et que vous entendiez tout le monde dire à quel point vous êtes cupide et horrible, et que vous vous disiez, « Je promène le chien de mes voisins quand ils sont en vacances. Je travaille dur. Mes collègues me respectent. Je fais avancer la science pour nourrir les pauvres de la planète. » Ou alors, imaginez un cadre dans l’industrie de la fracturation hydraulique : son histoire à lui, c’est qu’il contribue à l’indépendance énergétique de l’Amérique. Dans leurs histoires à eux, ce sont eux les gentils, et en les diabolisant, vous vous ridiculisez. En fait, vous vous présentez même comme le méchant de l’histoire, par la manière dont vous les considérez et dont vous interagissez avec eux.
Alors, c’est quoi l’alternative ?
Plus haut, j’ai évoqué deux possibilités. Soit vous vous faites battre par le complexe militaro-industriel, ou alors c’est vous qui gagnez et vous devenez ainsi le nouveau complexe en place à combattre.
C’est quoi l’alternative ?…
L’alternative découle d’une vision totalement différente : l’inter-être. Elle commence par poser la question Pourquoi ? Pourquoi est-il aussi cupide, ou pourquoi est-elle favorable au fracking hydraulique, ou pourquoi sont-ils violents, ou encore pourquoi ces gens – vous savez bien de qui il s’agit – sont-ils pour ceci ou contre cela ? Sur quelle histoire s’appuie leur système de croyances, et quel état d’être entre en résonance avec cette histoire ? Qu’ont-ils vécu à ce jour ? Tout ce que nous sommes enclins à juger, nous le regardons dès lors comme un symptôme. Nous nous demandons, par exemple, d’où viennent la cupidité, l’avarice ? Cette question favorise des prises de conscience, des éclairs de compréhension, et par conséquent de nouvelles possibilités de changement. Peut-être découvrira-t-on que c’est juste un autre symptôme, comme les angines à streptocoques. C’est le symptôme d’avoir connu le manque. C’est une faim que rien de ce qu’on peut lui donner à manger ne peut satisfaire. Si quelqu’un se retrouve coupé de la collectivité, coupé de la nature, coupé de tout sens à sa vie, il va éprouver une faim pour toutes ces choses. Mais voilà qu’on lui offre plutôt de l’argent, du prestige, des possessions, du pouvoir. Ce sont les substituts que la société moderne propose le plus volontiers à nos besoins fondamentaux.
Une histoire est une invitation
Si vous arrivez à regarder celui que vous qualifiez d’ennemi et à discerner qu’à un certain niveau il veut ce que vous-même vous voulez, ce que tous les gens désirent – pouvoir exprimer leurs talents pour améliorer ce monde, se montrer généreux, faire partie de la collectivité, connaître les autres et être connu d’eux, aimer et être aimé, se mettre au service d’un idéal qui les dépasse – si vous arrivez vraiment à voir cela, vous pourrez parler à cette dimension que vous percevez chez autrui et lui adresser une invitation.
L’une de mes idées phares est que l’histoire qu’on se raconte à propos de telle personne agit sur elle comme une invitation à adopter cette histoire. Prenez celle de Julio Diaz, par exemple. Cet homme vit à New York. Il est peut-être portoricain, je ne suis plus sûr. Il prend le métro tous les jours pour rentrer du boulot et descend un arrêt plus tôt que nécessaire pour s’acheter un burrito dans son petit resto préféré, avant de revenir chez lui. Un jour, alors qu’il se dirige vers son resto-minute, un voleur lui met le couteau sous la gorge : « File-moi ton porte-monnaie ! ». OK. Il le lui donne, puis il ajoute. « Eh mec, il fait froid dehors. Tu ne voudrais pas aussi ma veste ? » Alors le voleur… que peut-il répondre à cela ? Décontenancé, il dit, « Bon, d’accord ». Julio lui donne sa veste, puis il dit, « Au fait, j’allais m’acheter un burrito. C’est vraiment le meilleur coin à burrito. Tu veux te joindre à moi ? » Que répondre à cela ? Le voleur le suit. Les voilà au comptoir, à commander leurs burritos, puis Julio lui dit, « Tu sais, je te paierais volontiers ce burrito, mais c’est toi qui a mon porte-monnaie. Puis-je le récupérer ? » L’autre lui rend son porte-monnaie. Et Julio ajoute, « Maintenant, passe-moi aussi ton couteau ». Et le voleur le lui donne.
Tout cela aurait été impossible si Julio avait vu cet ado comme un sale type. Mais, malgré le couteau sous la gorge, il est parvenu à discerner autre chose. L’histoire qu’il s’est faite de ce jeune voleur disait, peut-être, « C’est un jeune type paumé qui a bon cœur », et il y a cru si fort que ce jeune n’a pas pu y résister. Tel est le pouvoir des histoires que nous nous racontons les uns sur les autres. Elles peuvent faire des miracles.
Attention, toutefois : je ne suis pas en train de vous donner une recette toute faite. Si quelqu’un vous met un couteau sous la gorge, vous ne pouvez pas imiter ce que Julio a dit ou fait, à moins d’être capable de discerner dans votre assaillant, votre ennemi, quelque chose d’autre à qui vous puissiez raconter une autre histoire. Vous ne pouvez pas vous contenter d’une idéologie spirituelle, vous devez vraiment être capable de discerner cela.
Nous sommes tellement conditionnés à voir des versions déshumanisées de nos ennemis, qu’il s’agisse de voleurs ou de cadres supérieurs, que nous pouvons avoir du mal à discerner autre chose en eux, mais cela s’apprend. Pour cela, il faut s’entraîner à le voir. Et pour le voir, il faut le chercher. Et pour le chercher, vous devez renoncer aux avantages que procure le fait de les voir comme des ennemis, comme des êtres inférieurs, moins moraux, moins dignes, moins beaux ou moins conscients que vous. Moins illuminés que vous. Moins spirituels que vous. Moins éthiques que vous-même. Vous devez être prêt à laisser tomber tous ces jugements, car tant que vous vous y accrochez, vous invitez votre ennemi à incarner ces jugements.
Les jugements sont un nuage déformant qui réduit autrui à l’image qu’ils façonnent de lui, en ne lui laissant pratiquement aucune chance d’être autre chose. Vous devez donc être prêt à y renoncer. Comment ? En vous battant contre vous-même ? Faut-il faire preuve de volonté ? Non. Ces jugements tomberont d’eux-mêmes quand vous comprendrez d’où ils émanent. Pourquoi avons-nous tellement besoin de nous considérer comme les gentils, ceux qui font le bien ? Comme je l’ai dit, cela vient d’une blessure de rejet de soi, qui est elle-même le résultat d’une pensée de guerre qui affirme que quelque chose cloche en vous et que seule la maîtrise de soi conduit à la vertu. Cette idée-là est inscrite dans l’école, dans l’éducation des enfants, mais aussi dans la religion. Elle est omniprésente dans notre culture. Si vous êtes parent, chaque fois que vous regardez votre enfant avec mépris ou dégoût, et que vous lui dites, « Pourquoi as-tu fait cela ? Comment as-tu pu faire une chose pareille ? », vous êtes fondamentalement en train de lui dire « Tu n’es pas quelqu’un de bien ». Ce n’est pas seulement dans ce que vous lui dites, c’est dans l’énergie qui sous-tend vos propos. « Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? » est rarement une question honnête. En général, c’est une condamnation masquée. Si vous en faisiez une vraie question, ça vous conduirait quelque part. Pourquoi as-tu agi ainsi ? Aide-moi à comprendre, s’il te plaît, car je sais qui tu es : un être divin. Aide-moi à comprendre, toi qui es cadre supérieur chez Monsanto. Aide-moi à comprendre, Donald Trump. Peut-être que vous ne poserez pas la question directement à l’intéressé, mais vous comprenez l’intention à mettre en œuvre, la démarche. C’est de cette manière-là qu’on cherche ce que Julio Diaz est parvenu à discerner, de façon à permettre à cette dimension-là de s’exprimer.
Paroles de paix et récit de solidarité
Voilà donc quelques-uns des fondements et des piliers d’un récit de paix. Les blocs de construction sont des histoires qui favorisent la compréhension. Il pourrait s’agir d’histoires qui aident les gens à comprendre ce que c’est que d’être un migrant, ce que c’est que d’être un raciste, un grand chef d’entreprise ou un habitant d’un ghetto. La plupart de nos prises de position politiques seraient intenables si nous savions ce que ça fait d’être quelqu’un d’autre.
Il faut parvenir à présenter ces histoires-là de manière à ce qu’elles puissent être entendues. Elles seront plus difficiles à entendre si on les raconte dans le secret espoir de faire éprouver honte et humiliation à l’autre. L’idée n’est pas de plomber leur conscience en leur faisant comprendre tout le mal qu’ils ont fait. Ce serait encore une tactique de guerre. Il vaut mieux que je présente cette histoire et que je vous estime capable de faire les liens et de tirer les conclusions vous-même. Dans ce cas, il peut en émerger une honte authentique, qui n’est pas de la honte imposée. La honte authentique, c’est l’effondrement de l’image qu’on a de soi. Cette honte dissout les liens chimiques et psychiques qui en assuraient la cohérence ; du coup, cela libère de la chaleur et on en rougit. L’énergie qui était prisonnière, qui servait à défendre à tout prix cette image, se libère enfin : vous en éprouvez de la légèreté et vous y gagnez une vision plus claire. Pour pouvoir vivre pleinement ce processus, vous devez savoir que vous êtes vraiment aimé, car cela nous rend très vulnérables, et personne n’aime s’y risquer, à moins de se sentir parfaitement en sécurité. Sinon, les gens se mettent sur la défensive.
C’est pour cela que ces histoires – les composantes d’un récit de paix, d’une solidarité qui ne requiert aucun ennemi – sont beaucoup plus puissantes lorsqu’on les présente d’une façon qui permette aux gens de les écouter en toute sécurité. Il faut qu’ils sentent que vous n’essayez pas de les attaquer, que vous leur faites confiance, que vous êtes convaincu de leur bonté intrinsèque. Vous avez confiance. Votre posture est, « Je sais que c’est difficile pour toi de traverser cette humiliation, mais je suis là pour toi, ma sœur, mon frère. Je suis là pour toi. On est ensemble sur ce chemin. »
Voilà un récit de paix : « On est ensemble sur ce chemin ».
Les mots que nous choisissons et la façon dont nous les utilisons constituent une autre composante de l’élaboration d’un récit de paix. Une grande part de notre langue suggère de manière plus ou moins implicite que l’autre est inhumain, et favorise une pensée de guerre. Prenez par exemple le mot « inexcusable ». Qu’entend-on vraiment par là ? Quelque chose du genre : il y a des actes moches qui ont une excuse, qui sont justifiés. (« Justifié » est un autre terme douteux.) Mais d’autres actes n’ont tout simplement aucune excuse. Et s’ils n’en ont aucune, cela signifie que vous les avez commis parce que vous êtes foncièrement mauvais. Des mots comme ceux-ci infusent une idéologie guerrière dans notre langage. Et il en va de même quand vous jetez à la figure des va-t-en-guerre les adjectifs « cupides », « inexcusables », « injustifiables », « immoraux », etc. Ce faisant, vous devenez l’un d’eux.
Attention, l’idée n’est pas non plus d’instituer une police du langage. D’ailleurs, changer les mots qu’on utilise ne suffit pas. Comme le sait toute personne ayant étudié la Communication NonViolente, on peut utiliser le processus de la CNV de façon très violente. Tout dépend de l’intention qui la sous-tend. Je ne suis pas un agent de la police du langage, prêt à sanctionner tout mot susceptible d’humilier ou de déshumaniser autrui. Si j’attire l’attention sur ces termes, c’est pour mettre en évidence les perceptions et les présupposés qui les sous-tendent. Le fait que nous en fassions usage peut nous faire prendre conscience de la pensée guerrière qui nous habite.
Ensuite, au lieu d’entrer en guerre contre notre propre pensée guerrière, nous pouvons voir au-delà du symptôme et chercher à soigner nos blessures. Il s’agit toujours de blessure de rejet de soi, d’aliénation, de séparation de la collectivité, de la nature et d’une participation intime au monde matériel. Ces blessures ont été provoquées par des traumatismes de toutes sortes, certains évidents, d’autres moins, parce que tellement normalisés dans le monde moderne qu’ils en deviennent invisibles. Lorsque qu’on commence à guérir ces blessures, et que l’on cesse de voir le monde en termes de bons et méchants, d’eux et nous, de bien et de mal, de juste et de faux, l’utilisation de ces mots-là ne nous convient plus. Ils nous semblent mensongers. Ils ne sont plus en accord avec qui je suis, ni qui j’aspire à devenir.
Voilà donc quelques-uns des blocs de construction à poser sur les fondements et les piliers de base d’un récit de paix. Ils nous permettent d’incarner la paix dans ce que nous disons et dans des récits favorisant une compréhension mutuelle, et incitant les gens à se demander, avec émerveillement peut-être, « Ça fait quoi d’être toi ? » Quelles sont les conditions qui engendrent tout ce qui fait tant de mal à notre monde ? Tout ce qu’il est si douloureux d’observer autour de nous ? C’est la pensée de guerre qui maintient ces conditions-là. Elle préserve le statu quo en déviant la tristesse, la souffrance et la haine que nous inspire l’injustice vers un substitut qu’on appelle notre ennemi. Quelque chose nous fait mal : violences policières, incarcération, écocide, la destruction de zones humides, peu importe. Ça nous fait mal. Et la pensée de guerre prend cette énergie émotionnelle, qui pourrait être mise au service d’une guérison, et elle la déverse sur un bouc émissaire, de sorte que nous n’en finissons par de nous battre contre des symptômes, tout en ignorant les causes profondes et en les aggravant. Arrêtons de mordre à cet appât. Décidons sérieusement de participer à la guérison.
Un monde plus beau
Au-delà des fondements d’un récit de paix, de ses piliers et de ses blocs de construction, nous pourrions aussi évoquer sa structure, son architecture. J’appelle cela une « histoire du monde », ou encore « ce monde plus beau que notre cœur sait possible », une histoire à laquelle nous invitons les autres à participer. C’est un monde dans lequel chacun a sa place, chacun est apprécié, chacun est le bienvenu ; un monde où l’on sait que chacun de nous possède un don unique, qui est essentiel pour rendre ce monde meilleur. L’histoire que nous nous faisons du monde est aussi une invitation que nous lui adressons pour qu’il s’en empare. Pour cela, nous devons l’avoir imaginée. Et je dirais que probablement tout le monde dans cet amphithéâtre en a imaginé une. Vous avez tous entrevu à quoi pourrait ressembler ce monde, combien il pourrait être pacifique. Vous avez bien compris que la situation actuelle ne convient même pas aux élites elles-mêmes, ni aux agresseurs, ni aux commandants militaires, aux politiciens, ou aux grands chefs d’entreprise. Peut-être parvenez-vous à discerner qu’une part d’eux-mêmes est prête à faire ce choix courageux, à renoncer à quelque chose qui leur semblait si précieux et dont, finalement, ils réalisent que ça n’a pas de valeur du tout.
Nous tous, nous avons eu un ou plusieurs aperçus de ce monde que nous savons possible. Et si vous êtes comme moi, on ne sait pas comment y parvenir. Notre mental dit que ce n’est pas possible, puisqu’il ne trouve aucun plan pour le réaliser. Le mental est submergé par ce que je nomme la pensée de guerre, mais en réalité c’est encore plus profond que cela : il croit en une causalité qui se fonde sur la force. Comment allez-vous faire provoquer ce changement ? Comment exercerez-vous la force nécessaire sur cette masse ? C’est une variation subtile de la pensée guerrière. C’est de la physique newtonienne, qui elle aussi fait partie de la vieille histoire, de l’histoire de la séparation. En réalité nous ne savons pas comment les choses vont se faire. Nous n’avons ni la force ni l’information suffisantes pour y parvenir. Donc, si cela ne dépend pas que de nos propres forces, il va nous falloir faire confiance à autre chose. Faire confiance à une intelligence à l’œuvre dans le monde, bien plus grande que la nôtre : une tendance organique qui favorise l’organisation, la beauté et la complexité, et qui est infiniment mystérieuse. Donc, nous n’avons pas à savoir comment les choses vont arriver, pas plus qu’il n’est nécessaire de nous battre contre le monde pour que ce changement arrive.
Commençons plutôt par écouter. Quel rôle dois-je jouer ? Comment va-t-il se déployer ? Où dois-je être et que dois-je faire ? Qu’est-ce qui m’appelle ? Une fois qu’on a trouvé cela, peut-être peut-on commencer à raconter cette histoire du monde, à émettre cette invitation, ou alors simplement se contenter de la porter en soi et d’agir désormais sur la base de cette connaissance profonde. Lors de rencontres comme celle-ci, nous nous rappelons les uns aux autres que la seule connaissance réelle, c’est de savoir que ce monde plus beau est possible : si vous ne le saviez pas, vous ne seriez pas là aujourd’hui. Le seul fait qu’une telle rencontre ait lieu stimule mon optimisme. Ça me rappelle que je ne suis pas complètement fou. Si vous n’y croyiez pas vous aussi, vous ne seriez pas là où vous ne m’auriez pas écouté jusqu’au bout. Même si vous êtes venu à ce congrès avec beaucoup de scepticisme et de désespoir, vous êtes là. Vous avez encore de l’espoir. La vie ne meurt jamais. Des êtres vivants meurent, oui, mais la vie elle-même cherche toujours à être encore plus vivante. Merci de porter ce fragment-là en vous, ce petit aperçu d’un monde meilleur, pour qu’ensemble nous puissions tisser une nouvelle histoire tout autour. Je vous remercie du fond du cœur.
La vidéo en anglais :
https://www.youtube.com/watch?v=Pj9aI1d8miE
Le texte de la vidéo en anglais :
https://charleseisenstein.org/essays/building-a-peace-narrative/
[1] En anglais community, que ne rend pas correctement le mot communauté, trop connoté en français, et qui évoque ce qui n’est pas purement individuel.
Mona says
L’Économie Bleue de Gunter Pauli donne une très belle vision d’un tel Monde 🙂
😘
Bertrand Canac says
La base de la paix est le bonheur.
La paix est à l’intérieure, dans le silence et la béatitude de la pure conscience, au-delà du bruit des pensées.
C’est seulement quand un homme est établi en permanence dans la béatitude de la pure conscience que sa paix individuelle est réelle et permanente.
C’est seulement quand suffisamment de gens vivront la béatitude de l’état silencieux de leur conscience, que la paix dans le monde sera réelle et permanente.
Bertrand Canac