1. Aucune demande n’est assez grande
Contrairement à l’idée que le mouvement se fait de lui-même, Extinction Rébellion ne porte pas réellement sur le changement climatique. La question du climat sert plutôt de vecteur à l’expression d’un désir plus profond. Greta Thunberg et les jeunes qui se mettent en grève pour le climat incarnent le refus de se conformer à un système qui s’oppose à la vie. « Je n’irai pas à l’école. Je ne participerai pas à cela. Je ne veux pas faire partie de ce programme. »
Le cri d’alarme devant l’urgence climatique est une manière d’incarner une distanciation intuitive et inarticulée par rapport au projet de la civilisation tel qu’il est présenté. Il offre une cible au besoin d’identifier la source de tout ce qui va mal. Il canalise, en un point bien précis, l’aspiration révolutionnaire à tout changer. Mais si l’on se réveille demain en apprenant que la science s’est trompée et que les températures du globe se sont stabilisées, l’énergie qui motive les protestataires serait encore présente. Tout simplement parce qu’ils et elles ont bien vu que le défi auquel l’humanité est confrontée n’est pas : « Comment maintenir le statu quo en utilisant des carburants neutres en carbone ? ». Le statu quo n’est pas tolérable et changer de carburant ne résoudra rien. Comme les militants pour la paix des années 60, comme les manifestants anti-mondialisation des années 90, comme les participants d’Occupy Wall Street, ils et elles n’aspirent pas à de petites réformes, savent que les petites réformes ne vont pas assez en profondeur, admettent, consciemment ou non, que l’écocide est une caractéristique et non un dysfonctionnement du système socio-économique actuel, savent que nous pouvons faire mieux qu’un monde de pauvreté, d’inégalités, de guerres, de violences domestiques, de racisme et de destruction de l’environnement continuels. Et savent que chacun de ces éléments génère les autres.
En d’autres termes, la question n’est pas de savoir si notre civilisation actuelle est « durable ». Voulons-nous même la garder en l’état ? Est-ce le meilleur dont nous sommes capables ?
Lors de l’inauguration du camp Extinction Rebellion de Berlin en octobre dernier, j’ai lancé une hypothèse sur ce qui était réellement au cœur du mouvement. Ce que nous voulons vraiment, ai-je dit, c’est que l’humanité considère à nouveau la nature comme sacrée. Ce que nous voulons, c’est passer d’une société de domination à une société de participation, de passer de la conquête à la co-création, de l’extraction à la régénération, du mal à la guérison, et de la séparation à l’amour. Et nous souhaitons mettre en œuvre cette transition dans toutes nos relations : écologiques, économiques, politiques et personnelles. C’est pourquoi nous pouvons affirmer : « La révolution, c’est l’amour ».
Un tel objectif ne se décline pas facilement en revendications politiques. Toute demande que je pourrais formuler sera soit trop petite, soit trop grande. Si elle est envisageable sur le plan politique, la demande est trop modeste. Si la mettre en œuvre relève du pouvoir et de la volonté des autorités politiques existantes et si elle s’inscrit dans l’univers politique actuel, c’est qu’elle n’implique pas de changement fondamental. Au mieux, de telles demandes atténuent un symptôme ou suggèrent une direction que l’on pourrait suivre, une destination à laquelle on pourrait aspirer. Au pire, elles nous inciteraient à jouer une jolie musique pour nous distraire dans la marche qui conduit à la mort du monde.
Si en revanche nous formulons des exigences à la hauteur de l’ampleur du changement que nous souhaitons, alors dites-moi : à qui ces exigences doivent-elles être adressées ? Imagine-t-on que l’économie industrielle mondiale et l’appareil politique qui l’entoure sont un train de marchandises et qu’il suffit de demander à l’ingénieur de couper les gaz ? Les élites politiques et économiques sont aussi démunies que le reste du monde, soumises à des forces qui échappent à leur contrôle et qui, pour la plupart, dépassent leur conception. Ce que l’on veut vraiment – le monde plus beau que notre cœur sait possible et dont la possibilité non réalisée déclenchera une nouvelle rébellion à chaque génération, aucune autorité n’a le pouvoir de l’accorder. Cela ne veut pas dire que c’est impossible, ni que nous sommes incapables de nous mettre au service de son avènement. Ce que cela veut dire, c’est qu’il se peut qu’un discours de revendications ne soit pas approprié.
Le système basé sur les énergies fossiles a une inertie énorme. Il est omniprésent dans toutes les facettes de la vie moderne, de la médecine à l’agriculture, en passant par les transports, l’industrie et le logement. Tout militant ou militante doit comprendre qu’une demande de sortir des énergies fossiles est une demande de changement total, et qu’il est impossible de satisfaire cette demande. Son objectif n’est pas impossible : nous sommes bien au service d’un changement total. Mais celui-ci ne peut être obtenu sous la forme d’une revendication, car personne n’a le pouvoir d’y répondre.
Même les revendications explicites d’Extinction Rébellion sont impossibles à satisfaire par les instances actuelles du pouvoir. Regardez ce qui se passe lorsque des gouvernements augmentent les taxes sur les carburants. La hausse des prix du carburant déclenche des émeutes et des manifestations dans le monde entier, de la France à l’Équateur, du Zimbabwe à l’Indonésie, et les gouvernements doivent soit capituler, soit envoyer les troupes pour réprimer l’agitation des foules (ils font généralement les deux, car l’annulation de la hausse des prix ne peut apaiser l’agitation plus profonde qu’ils ont réveillée). Comme les énergies fossiles font partie intégrante de la société mondialisée, s’en éloigner implique un bouleversement total de la société. Il ne s’agit pas seulement de remplacer les énergies fossiles par le solaire, l’éolien et/ou la biomasse, en faisant éventuellement appel à des dispositifs de capture du CO2 et à des technologies de géo-ingénierie afin de réduire les émissions de CO2 et de permettre la poursuite du « business as usual » (la marche normale des affaires ?). Non. La succession de périodes chaotiques dans le climat, la répartition de l’utilisation des terres et les possibilités limitées d’approvisionnement en terres rares font que cette forme de sortie est irréalisable. Mais même si l’on pouvait poursuivre le « business as usual », est-ce vraiment ce que l’on souhaite ?
Si on transforme tout en revendication, on renforce les relations de pouvoir politique en place. On limite ce que l’on peut accomplir à ce que peuvent accorder les gens au pouvoir. On accorde ainsi du pouvoir à celles et ceux que nous tenons pour puissants, et on en fait inévitablement des ennemis lorsqu’ils ou elles ne parviennent pas à mettre en œuvre les actions de notre ultimatum.
Une revendication sous-entend une menace : « Faites ce que je dis, sinon…» Émettre une demande en s’appuyant sur la menace de la force ou tout du moins la menace de désagréments, à quelqu’un incapable de la satisfaire, c’est en faire un adversaire. Les mouvements qui agissent ainsi ont tendance à s’essouffler au fil du temps, et non à prendre de l’ampleur. Éloignés du public qu’ils essaient de sauver et incapables d’obtenir des résultats tangibles, ils se réduisent et finissent sous la forme d’un groupe de martyrs bien-pensants. On a vu ce schéma se reproduire de nombreuses fois. Invariablement, la police, en commettant des actes de brutalité dans le cadre du maintien de l’ordre, renforce cette attitude moralisatrice. Le débat se met à porter sur la question de savoir si la violence policière est justifiée, si les actions violentes sont justifiées à leur tour et enfin sur qui sont les bons et qui sont les méchants. Les manifestations elles-mêmes deviennent le centre du débat, et non le motif des manifestations. Les manifestants tentent de tirer parti de chaque violence policière pour faire pencher l’opinion publique de leur côté – nous sommes forcément les gentils : voyez les méfaits du gouvernement. Il s’ensuit une guerre médiatique, une lutte pour contrôler le récit. Au sein de leurs bulles médiatiques séparées et de l’éternelle réverbération des médias sociaux, chaque camp se convainc de plus en plus de sa propre vertu et de la turpitude de l’autre camp. Ainsi les deux camps mettent en scène le drame archétypal que l’on appelle la guerre, en adoptant l’hypothèse séculaire selon laquelle la clé de la résolution de tout problème est de vaincre un ennemi. On progresse en combattant, en luttant pour surmonter quelque chose. Comment ne pas voir que cette même mentalité de domination sous-tend l’écocide perpétré par la civilisation ? Nous sommes invités à une autre forme de révolution.
C’est confortable de décréter qu’un groupe d’ennemis est la clé pour résoudre une crise. On remplace un objectif que l’on ne sait comment atteindre (tout changer) par un objectif que l’on sait atteindre (faire tomber un dirigeant, renverser un gouvernement, prendre le pouvoir politique). Ainsi l’illusion du pouvoir détourne notre énergie révolutionnaire vers un objectif moindre. Si le mécanicien ne veut pas couper les gaz, eh bien on va le jeter hors du train et les couper nous-mêmes. Et probablement, comme la plupart des révolutionnaires, on ne parviendra aucunement à prendre le contrôle. Dans le cas peu probable d’une victoire, rendus dans la salle des machines, on découvrirait que nous sommes tout aussi incapables de couper les gaz que l’occupant précédent.
Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner et rentrer chez nous. Faisons confiance à l’espoir. L’espoir authentique ne nous distrait pas de la réalité, il est la prémonition d’une possibilité. Pour l’atteindre, il faut sortir du cercle vicieux habituel de problème-solution, où chaque solution recrée le même problème sous une autre forme. Le diagnostic conventionnel de la question du changement climatique fait lui-même partie du problème, et il en va de même pour les solutions qui en découlent. En sortant de ce cercle vicieux, on peut aboutir à des revendications différentes et, plus important encore, à des moyens de répondre à la crise qui échappent à l’état d’esprit qui réclame.
2. L’exclusion et le réductionnisme carbone
L’incapacité de nos dirigeants à faire des changements significatifs reflète l’incapacité de la population. J’ai entendu que quelques manifestants londoniens avaient réussi à arrêter une rame de métro. Ils et elles pensaient sans doute que les désagréments subis par les passagers n’étaient rien comparés au fait de sauver la race humaine de l’extinction. Il faut une action spectaculaire ! Pourquoi pas un grand boycott de tous les transports fonctionnant aux combustibles fossiles ? Eh bien les passagers n’étaient pas d’accord. L’un d’eux a lancé : « Et si jamais j’étais en route pour l’hôpital, y avez-vous pensé ? » Beaucoup étaient issus de la classe ouvrière et prenaient les transports pour se rendre à leur gagne-pain. Dans une mesure plus ou moins grande, la plupart des gens ont une vie liée à la machine qui détruit le monde. Faire appel à la vertu individuelle pour persuader les gens de consommer moins, d’utiliser moins d’énergie, de moins prendre la voiture, est vain s’ils vivent dans un système qui les oblige à consommer, à utiliser de l’énergie et à rendre leur voiture simplement pour pouvoir survivre.
Les tactiques de blocage éloignent les personnes qui en souffrent, car elles communiquent « Nous sommes prêts à vous sacrifier pour la Cause. Nous sommes là pour vous sauver – que cela vous plaise ou non ! » Ce faisant, les manifestants recréent dans leurs relations publiques la dynamique d’affrontement eux-contre-nous qui caractérise leurs relations avec les autorités.
Voyez-vous d’autres contextes où certains doivent être sacrifiés, contre leur gré, pour le plus grand bien ? Où certains êtres sont simplement en travers de la route du progrès ? Où l’on passe outre à la liberté d’une personne sans son consentement ? Cela ne veut pas dire qu’il faille obtenir le consentement de toutes les personnes concernées avant de lancer une action de protestation. Il s’agit simplement de les prendre en compte. De s’arrêter un instant pour voir le monde à travers leurs yeux, et comprendre la manière dont elles vivent. C’est faire preuve d’empathie. L’empathie n’est pas disponible lorsque le brouillard du jugement obscurcit le cœur.
La méfiance du public à l’égard des militants est renforcée par l’attitude moralisatrice sous-entendue dans les appels à la vertu individuelle. Si notre militantisme et nos modes de vie à faible empreinte carbone nous rendent vertueux à nos propres yeux, si l’on se félicite d’être du bon côté de la morale, on propulse les autres dans les rangs des personnes sans morale, ignares et malavisées. Plus on se drape dans le manteau de la vertu, plus on dégage un air de petit saint. Nous serions plus efficaces si, au lieu de nous murer dans un jugement sans pitié, nous cherchions à vraiment comprendre la totalité des circonstances de ceux que nous jugeons. C’est ce qu’on appelle l’inclusivité. C’est la porte d’entrée vers une révolution de l’amour.
Une grande partie du caractère exclusif de la mouvance environnementale découle d’avoir ramené tout ce qui est « vert » à la comptabilité carbone – une dangereuse simplification qui laisse de côté les êtres, y compris les êtres humains, qui semblent ne pas « compter ». Quelle est l’empreinte carbone des baleines ? Des tortues de mer ? Des usagers du métro ? Des sans-abris ? Des prisonniers ? Des rossignols ? Des hiboux ? Des loups ? Quand apprendrons-nous que les êtres que nous laissons de côté finissent par être les plus importants ? Quand apprendrons-nous que nous sommes tous dans le même bateau ? Nous ne sommes pas dans le genre de révolution où l’on sacrifie certains êtres pour « la cause » de sauver le monde, nous sommes dans une révolution où l’on reconnaît que la guérison viendra en accordant de la valeur à ce et ceux qui sont dévalorisés. En effet, la nature n’est-elle pas ce que l’on a exclu et dévalorisé le plus ? Accorder une valeur aux êtres de la nature en se basant sur le CO2, une quantité mesurable soumise aux habituelles analyses coûts-bénéfices, revient quasiment à leur accorder une valeur monétaire. Tout et tous ceux qui ne sont pas pris en compte dans cette estimation reviendront nous hanter, car la vérité est que tous sont importants pour maintenir les conditions d’une biosphère abondante et florissante.
Qu’est-ce qui est dévalorisé quand on se contente de comptabiliser le CO2 ? Qu’est-ce qui n’est pas compté ? Eh bien les écosystèmes, par exemple. Pour développer les technologies à « énergie verte » comme les panneaux solaires, les batteries, les éoliennes et les véhicules électriques, il faudrait une énorme augmentation de l’exploitation minière. Savez-vous à quoi ressemble une grande mine ? Ce n’est pas un trou inoffensif percé dans le sol. Voici une description de la mine d’argent de Peñasquito au Mexique :
L’ampleur du chantier, qui s’étend sur près de 100 kilomètres carrés, est impressionnante : un vaste complexe de mines à ciel ouvert qui éventre les flancs des montagnes, flanqué de deux décharges d’un kilomètre de long chacune, et d’une digue de résidus remplie de boues toxiques retenue par un mur de 15 kilomètres de circonférence aussi haut qu’un gratte-ciel de 50 étages. Cette mine produira 11 000 tonnes d’argent en 10 ans avant que ses réserves, les plus importantes du monde, ne disparaissent.
Pour faire passer l’économie mondiale aux énergies renouvelables, nous devons mettre en service près de 130 mines supplémentaires de l’échelle de celle de Peñasquito. Et ça, c’est simplement pour l’argent.
On a besoin de mines semblables pour répondre à la demande croissante des énergies renouvelables en cuivre, en néodyme, en lithium, en cobalt et en autres minéraux. Chacune d’entre elles diminue d’autant la surface des forêts et des autres écosystèmes, empoisonne les nappes phréatiques et génère de grandes quantités de déchets toxiques. Chacune engendre une misère sociale indicible en parallèle de la misère écologique, et des manœuvres géopolitiques similaires à celles qui entourent l’extraction du pétrole. Il suffit de voir le coup d’état dissimulé en Bolivie, pays qui possède d’énormes réserves de lithium que le président évincé, Evo Morales, avait prévu de nationaliser.
Lorsqu’elles sont déployées à l’échelle industrielle, les autres principales sources d’énergie renouvelable (les barrages et la biomasse) ont même peut-être un impact écologique plus désastreux que l’exploitation minière, causant des déplacements de population et la destruction d’écosystèmes. Cela n’est certainement pas notre intention, à nous écologistes, de convertir l’ensemble du biote de la Terre en carburant et la totalité de ses rivières en centrales électriques.
Je m’adresse à ceux qui se soucient de cette planète : s’il vous plaît, faites attention à ce que vous demandez. Prenez garde à ne pas faire de mauvaises revendications, des revendications trop modestes qui en réalité ne changeront absolument rien et qui pourraient causer plus de mal que de bien. Méfiez-vous des solutions toutes faites qui s’invitent en réponse à la pression et l’urgence qui habite vos actions. Certaines pourraient aggraver la situation, celles que le pouvoir en place estime acceptables car elles ne menacent pas ses fondements.
Il n’y a aucun doute que l’extraction des énergies fossiles cause des dégâts abominables à la terre et à l’eau, indépendamment du CO2. Peut-être devrions-nous transférer le focus du carbone, qui exclut les énergies fossiles mais autorise toutes sortes d’autres dégâts, vers l’écocide, qui exclut les unes et les autres et définit un nouveau standard bien différent de ce qui est “vert“.
Il est temps de défendre une transition plus profonde que celle que peuvent englober les mesures liées au CO2. De quel changement a-t-on besoin pour être convaincu que l’écocide est ce que ce mot signifie : un meurtre ?
Les causes profondes du changement climatique sont identiques aux causes profondes de la plupart des violences, injustices et dégâts écologiques survenant sur la planète. Certains disent que cette cause est le capitalisme, mais les anciens pays socialistes étaient tout aussi avides que les pays capitalistes, sinon plus. Voici ma proposition : la cause profonde de l’écocide est l’histoire qui raconte le monde dans la civilisation moderne. Je l’appelle l’Histoire de la Séparation : l’histoire selon laquelle je suis séparé de vous, l’humanité est séparée de la nature, l’esprit est séparé de la matière, et l’âme est séparée de la chair ; histoire selon laquelle l’être humain est seul détenteur de la pleine existence et de la pleine conscience. Son destin est par conséquent de s’élever grâce à la maîtrise des forces mécaniques de la nature afin d’imposer un ordre intelligent sur un monde qui en est dépourvu. L’Histoire de la Séparation imprègne le capitalisme actuel. Elle est l’échafaudage de tous nos systèmes. Elle reflète la psychologie qui s’est adaptée à ces systèmes. Chacun d’eux – l’histoire, le système et la psychologie – perpétue les deux autres.
La première exigence d’Extinction Rébellion est que le gouvernement dise la vérité sur le changement climatique, mais celui-ci connaît-il même la vérité ? Qui est prêt à affirmer la vérité que la Terre est vivante ? Que la cause des dégâts écologiques réside dans les histoires les plus profondes que la civilisation se raconte ? Qui est prêt à dire la vérité sur ce que cette crise nous demande, c’est à dire une transformation totale, une initiation à un nouveau type de civilisation ?
3. Une Planète Vivante
Dans un chemin de vie, une initiation commence par une crise qui dissout ce que l’on sait et ce que l’on était. Des décombres de l’effondrement qui s’ensuit, un nouveau moi naît au sein d’un nouveau monde.
Une société peut également traverser une initiation. C’est ce que le changement climatique propose à la civilisation planétaire actuelle. Il ne s’agit pas d’un simple “problème” que l’on peut résoudre à partir de la vision du monde qui prévaut et de son catalogue de solutions ; c’est une invitation qui nous demande de nous installer dans une nouvelle Histoire du Peuple et dans une nouvelle (et ancienne) forme de relation avec le reste du vivant.
Un élément clé de cette transformation est le passage d’une vision géo-mécanique du monde à une vision du monde que j’appellerai celle de la Planète Vivante. La crise climatique ne sera pas résolue en ajustant des niveaux de gaz dans l’atmosphère, comme on bricole le mélange air-carburant d’un moteur diesel. C’est plutôt qu’une planète vivante ne peut être en bonne santé – et d’ailleurs ne peut rester en vie – que si ses organes et ses tissus sont vivants. Ceux-ci comprennent les forêts, le sol, les zones humides, les récifs coralliens, les poissons, les baleines, les éléphants, les prairies sous-marines, les mangroves et tous les autres systèmes et espèces de la Terre. Si l’on continue à les dégrader et à les détruire, alors, même si on réduit les émissions à zéro du jour au lendemain, la Terre mourra malgré tout, lacérée d’un million de blessures.
Pourquoi ? Parce que c’est la vie qui maintient les conditions propices à la vie, au travers de processus encore mal compris, aussi complexes que ce qui habite toute physiologie vivante. La végétation produit des composés volatils favorisant la formation de nuages qui réfléchissent la lumière du soleil. La mégafaune (les grands animaux) transporte l’azote et le phosphore au travers des continents et des océans pour entretenir le cycle du carbone. Les forêts génèrent une pompe biotique de basse pression constante qui attire la pluie au milieu des continents et maintient les flux atmosphériques. Les baleines font remonter des nutriments des profondeurs de l’océan pour nourrir le plancton. Les loups contrôlent les populations de cerfs afin que les sous-bois restent sains, ce qui améliore l’absorption des précipitations et évite les sécheresses et les incendies. Les castors ralentissent la progression de l’eau de la terre vers la mer, en amortissant les inondations et en régulant le déversement du limon dans les eaux côtières afin que la vie puisse y prospérer. Les oiseaux migrateurs et les poissons tels que le saumon transportent les nutriments marins vers l’intérieur des terres, ce qui permet d’entretenir les forêts. Les tapis de mycélium relient de vastes zones en un réseau neuronal d’une complexité supérieure à celle du cerveau humain. Et tous ces processus sont imbriqués les uns dans les autres.
Dans mon livre Climate – A New Story, je fais valoir qu’une grande partie du dérèglement climatique que l’on attribue aux gaz à effet de serre provient en fait de perturbations directement causées aux écosystèmes. Cela se produit depuis des millénaires : partout où l’homme a détruit des forêts et exposé le sol à l’érosion, la sécheresse et la désertification ont suivi. Comme il est tentant d’accuser les émissions de gaz à effet de serre et de perpétuer notre culture matérialiste en utilisant des énergies renouvelables !
Au moment où j’écris ces lignes, l’Australie est victime de vagues de chaleur, d’incendies et d’une sécheresse catastrophiques sans précédent. Par ailleurs, depuis plusieurs années, ce pays abat 5 000 kilomètres carrés d’arbres par an. Encore une fois, Comme il est tentant de mettre tout cela sur le compte des émissions mondiales de CO2 !
L’expression “perturbation des écosystèmes” fait très scientifique par rapport à “blesser et tuer des êtres vivants“. Mais si l’on se place dans la vision de la Planète Vivante, la deuxième expression est la plus précise. Une forêt n’est pas seulement un ensemble d’arbres vivants ; elle est elle-même vivante. Le sol n’est pas seulement un milieu où la vie se développe ; le sol est vivant. Il en va de même d’une rivière, d’un récif et d’une mer. Tout comme il est beaucoup plus facile de rabaisser, d’exploiter et de tuer une personne lorsque l’on considère sa victime comme moins qu’humaine, il est également plus facile de tuer les êtres habitant cette planète lorsqu’on les considère comme non-vivants et non-conscients. Les coupes à blanc, les mines à ciel ouvert, les marécages asséchés, les marées noires, etc. sont inévitables lorsque l’on conçoit la Terre comme une chose morte, insensible, comme un tas de ressources à exploiter.
Nos histoires sont puissantes. Si on perçoit le monde comme mort, on le tue. Et si on voit le monde comme vivant, on apprend à être au service de sa guérison.
***
Le monde est vivant. Il n’est pas seulement l’hôte de la vie. Les forêts, les récifs et les zones humides sont ses organes ; les eaux son sang, le sol sa peau, les animaux ses cellules. Ce n’est pas une analogie exacte, mais la conclusion à laquelle elle invite est pertinente : si ces êtres perdent leur intégrité, la planète entière dépérit.
Je ne vais pas m’évertuer à faire un plaidoyer intellectuel en faveur de la thèse que la planète Terre est vivante, qui dépendrait de la définition de la vie que j’utiliserais. De plus, j’aimerais aller plus loin et déclarer que la Terre est également consciente, intelligente et capable de ressentir – une affirmation scientifiquement invérifiable. Par conséquent, au lieu d’essayer d’argumenter, je vais demander au sceptique de se planter pieds nus sur la Terre et de ressentir la vérité de cette affirmation. Je crois que, quel que soit son degré de scepticisme, quelle que soit l’ardeur avec laquelle on croit que la vie n’est qu’un accident chimique fortuit provoqué par des forces physiques aveugles, en chaque personne brûle une flamme qui sait que la terre, l’eau, le sol, l’air, le soleil, les nuages et le vent sont vivants et conscients, qu’ils nous ressentent, tout comme nous les ressentons.
Je connais bien le sceptique, car lui et moi ne faisons qu’un. Un doute sournois s’empare de moi quand je passe trop de temps entre quatre murs, devant un écran, entouré d’objets inorganiques standardisés qui reflètent l’aspect inanimé de la conception moderniste du monde.
Il est certain que l’exhortation à se connecter pieds nus à la Terre vivante serait déplacée pendant une conférence universitaire sur le climat ou une réunion du GIEC. Il arrive parfois que de tels événements autorisent une cérémonie gentillette ou sortent de leur manche un autochtone pour invoquer les quatre directions avant que tout le monde n’entre dans la salle de conférence pour se mettre au véritable travail, celui des données et des graphiques, des modèles et des projections, des coûts et des bénéfices. Dans ce monde, ce qui est réel ce sont les chiffres. Ce genre de cadre – fait d’abstractions quantitatives, d’air conditionné, de lumière artificielle permanente, de chaises toutes identiques et uniquement d’angles droits – bannit toute forme de vie mis à part l’être humain. La nature n’existe que nous forme de représentation, et la Terre ne semble vivante qu’en théorie, voire probablement pas du tout.
« Dans ce monde, ce qui est réel ce sont les chiffres. » Quelle ironie, étant donné que les chiffres sont l’abstraction à son extrême. Quand les problèmes sont définis par des chiffres, l’esprit « réaliste » cherche à les résoudre également avec des chiffres. Mon matheux intérieur adorerait résoudre la crise climatique en évaluant toutes les mesures politiques possibles en fonction de leur empreinte carbone. A chaque écosystème, à chaque technologie, à chaque projet énergétique, j’attribuerais une valeur en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Puis je donnerais l’ordre d’avoir plus de celui-ci et moins de celui-là, je compenserais les déplacements en avion par la plantation d’arbres, la destruction de zones humides ici par des panneaux solaires là-bas, le tout pour rentrer dans un certain budget de gaz à effet de serre. J’appliquerais les méthodes et mentalités développées dans la comptabilité financière – l’argent étant une autre façon de réduire le monde à des chiffres (dans le monde de la finance aussi les chiffres sont ce qui est réel).
Malheureusement, comme pour l’argent, le réductionnisme carbone laisse de côté tout ce qui ne semble pas avoir d’effet sur le bilan comptable. C’est ainsi que les questions environnementales traditionnelles telles que la préservation de la faune sauvage, la protection des baleines ou le nettoyage des déchets toxiques sont négligées dans le mouvement pour le climat. « Vert » est devenu synonyme de « à faible émission de gaz à effets de serre ».
Dans la vision de la Planète Vivante c’est une erreur monumentale car les baleines, les loups, les castors, les papillons, etc. qui sont négligés font partie des organes et des tissus qui préservent l’intégrité de Gaia. En compensant les kilomètres parcourus en avion par la plantation d’arbres, en s’approvisionnant en électricité grâce à des panneaux solaires, et en se parant ainsi de l’habit « écologique », nous apaisons notre conscience tout en occultant les dégâts qu’entraîne chaque jour notre mode de vie actuel. On sous-entend que « durable » signifie que l’on s’arrange pour que la société telle que nous la connaissons perdure, mais avec des sources de combustibles non fossiles. C’est pourquoi les pouvoirs en place ont si facilement adopté le discours sur le climat que j’appelle le réductionnisme carbone. Même les entreprises de combustibles fossiles sont d’accord car cela signifie qu’elles peuvent continuer leurs activités pourvu que des technologies de capture du CO2 et de géo-ingénierie soient mises en place.
La véritable menace qui pèse sur la biosphère est en fait bien pire que ce dont la plupart des gens ont conscience, même à gauche ; elle inclut et va bien au delà du climat, et on ne pourra y faire face que grâce à une réponse curative multidimensionnelle. La Terre se meurt d’une défaillance d’organes. Le naturaliste J.B. MacKinnon, dit que nous vivons dans « un monde à dix pour cent », la statistique poétique dont il se sert pour décrire la destruction de la vie sur Terre qui a commencé avec les premières grandes civilisations et s’est accélérée avec l’ère industrielle et continue de nos jours. Il reste peut-être aujourd’hui 10% de la population de baleines d’avant la chasse à la baleine commerciale. Environ 10% des grands poissons prédateurs. La moitié des mangroves d’Asie. 20% des prairies sous-marines de l’Atlantique. 1% des forêts vierges d’Amérique du Nord, et la moitié du nombre d’arbres dans le monde. Au cours de ma vie j’ai été témoin d’un déclin de 30 % de la population d’oiseaux et d’un déclin de 50 à 80 % des insectes. Et la liste continue.
Ce serait bien pratique de pouvoir mettre tout cela sur le compte d’une seule cause, à savoir le changement climatique. Nous pourrions alors déployer nos efforts sur le terrain familier du réductionnisme. En principe, nous saurions quoi faire. Mais lorsque la cause comprend une multitude de facteurs – herbicides, insecticides, pollution sonore, pollution électromagnétique, déchets toxiques, résidus pharmaceutiques, aménagement du territoire, érosion des sols, surpêche, destruction des forêts, épuisement des réserves aquifères, élimination des grands prédateurs et effets de serre, chacun interagissant en synergie avec les autres – alors il n’existe pas de solution unique. C’est inconfortable de ne pas savoir quoi faire. C’est tentant de s’évader dans l’illusion d’une cause unique. Mais il vaut mieux ne pas savoir que penser, à tort, que l’on sait.
4. Des nouvelles priorités
Avec des écosystèmes sains, des niveaux élevés de CO2, de méthane et de température pourraient ne poser que peu de problèmes. Après tout, au début de l’Holocène les températures étaient plus élevées qu’aujourd’hui, de même qu’au cours des épisodes chauds minoen, romain et médiéval, et pourtant à l’époque il n’y avait pas de boucle de rétroaction causée par des émanations de méthane ou autre phénomène du même genre. Un être vivant doté d’organes solides et de tissus sains est résilient.
Malheureusement, les organes de la Terre ont été endommagés et ses tissus ont été empoisonnés. Elle est aujourd’hui dans un état fragile. C’est pourquoi il est important de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, la vision de la Planète Vivante invite un ordre de priorités différent de celui du discours conventionnel sur le climat. Et nombre de ces priorités pourraient se traduire par des revendications et des politiques concrètes que les gouvernements, les entreprises et les particuliers pourraient adopter dès maintenant, avec des effets locaux tangibles.
La première priorité est de protéger toutes les forêts tropicales primaires qui existent encore ainsi que les autres écosystèmes intacts, comme les grandes prairies, les récifs coralliens, les mangroves, les prairies sous-marines et autres zones humides. Tous les écosystèmes vierges sont de précieux trésors. Ils sont des réservoirs de biodiversité, des serres de régénération pour la vie. Ils renferment l’intelligence profonde de la terre, sans laquelle une guérison complète est impossible. C’est là que subsiste la mémoire de la santé de Gaia. Au moment où j’écris ces lignes, la forêt amazonienne est sauvagement agressée, et l’état de la deuxième plus grande forêt tropicale, le Congo, est bien pire. La troisième plus grande, celle de Nouvelle-Guinée, est également gravement menacée par l’exploitation forestière et les plantations d’huile de palme. Dans le récit qui accorde la priorité au carbone, ces lieux sont déjà importants ; dans le récit de la Terre Vivante, ce sont des organes vitaux. Si le récit du carbone sert à les protéger, alors très bien, mais il ne faut pas répandre l’idée que leur valeur est réductible à leur capacité à stocker le dioxyde de carbone.
La deuxième priorité est de réparer et de régénérer les écosystèmes endommagés dans le monde entier. Les moyens d’y parvenir sont notamment les suivants :
- L’agrandissement massif des réserves marines pour régénérer les océans.
- L’interdiction du chalutage en eaux profondes, des filets dérivants et des autres pratiques de pêche industrielle
- Les pratiques agricoles régénératrices qui reconstituent les sols, telles que le couvert végétal, la culture de plantes vivaces, l’agroforesterie et le pâturage holistique
- Le boisement et le reboisement
- La construction de relief propices à la rétention d’eau afin de réparer le cycle hydrologique
- La réintroduction et la protection des espèces clés, des grands prédateurs et de la mégafaune
Pour une régénération efficace, on ne peut s’appuyer sur des formules applicables à grande échelle. Chaque lieu est unique. Ce qui fonctionne dans une vallée ou dans une ferme peut ne pas fonctionner dans celle d’à côté. Lorsque l’on considère les lieux et les écosystèmes de cette planète comme des êtres vivants et non comme des ensembles de données, on se rend compte qu’il faut connaître chacun intimement. La science quantitative peut contribuer au développement de ces connaissances, mais elle ne peut se substituer à l’observation rapprochée et qualitative menée par les agriculteurs et les populations locales qui interagissent quotidiennement et depuis plusieurs générations avec le paysage.
La profondeur et la subtilité des connaissances des chasseurs-cueilleurs et des paysans traditionnels sont difficiles à appréhender pour l’esprit scientifique. Ces connaissances, encodées dans les histoires culturelles, les rituels et les coutumes, font de ceux qui les cultivent des parties intégrantes des organes de la terre et de la mer afin qu’ils puissent participer à la résilience de la vie sur Terre. Malheureusement, une grande partie de ce qui est appelé « développement » – même le développement durable – sape leur mode de vie et les engloutit dans l’économie marchande mondialisée. Lorsque « développement » équivaut à « intégration dans l’économie mondiale », les devises qui permettent de rembourser les prêts au développement et d’importer de la haute technologie ne peuvent venir que de l’exportation des ressources naturelles, via l’exploitation forestière, l’extraction minière et l’agriculture industrielle. Ainsi, les deux premières priorités exigent de réinventer le paradigme du développement dans son ensemble, ainsi que le système financier qui lui est associé.
La troisième priorité est de cesser d’empoisonner la planète avec des pesticides, des herbicides, des insecticides, des plastiques, des déchets toxiques, des métaux lourds, des antibiotiques, de la pollution électromagnétique, des engrais chimiques, des résidus pharmaceutiques, des déchets radioactifs et autres polluants industriels. Ces substances affaiblissent les tissus de la Terre et pénètrent dans toute la biosphère au point que, par exemple, on trouve maintenant des orques dont les niveaux de PCB sont suffisamment élevés pour qualifier leur corps de déchets toxiques. Les insecticides néo-nicotinoïdes pénètrent dans les systèmes terrestres, entraînant une chute des populations d’insectes et, par conséquent, un déclin des oiseaux et du reste du réseau alimentaire. Dans les océans, le plancton, qui est la base de la chaîne alimentaire, est attaqué sur plusieurs fronts, par les ruissellements agricoles, la pollution chimique, les études sismiques et le massacre des prédateurs au sommet de la chaîne. Dans de vastes zones agricoles, le sol est pratiquement mort, n’est plus que de la poussière, après des décennies d’utilisation d’engrais chimiques et de pesticides. D’immenses étendues de terre sur différents continents sont régulièrement pulvérisées avec des insecticides dans l’espoir de contrôler les vecteurs de maladies ou les espèces envahissantes. Le biote de la terre est constamment attaqué.
La quatrième priorité est de réduire les niveaux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les changements brusques de la composition de l’atmosphère exercent une pression accrue sur les systèmes planétaires, déjà dangereusement affaiblis par le développement des activités humaines, l’industrie extractive et la pollution. Les écosystèmes, en particulier les forêts, les savanes et les zones humides, qui autrefois maintenaient en place des schémas de circulation de flux sont gravement endommagés. Entre temps, les gaz à effet de serre ont intensifié le flot thermodynamique du système Terre, ce qui a davantage perturbé les schémas atmosphériques et endommagé les écosystèmes déjà affaiblis. Cependant, même en l’absence de hauts niveaux de gaz à effet de serre, la destruction massive de la vie annonce un désastre. Les émissions dues aux combustibles fossiles intensifient une situation déjà dégradée.
S vous êtes troublé par le fait que je place la réduction des gaz à effet de serre loin en quatrième priorité, intégrez le fait que la réduction des émissions est un sous-produit inévitable des trois autres priorités. D’une part, pour véritablement protéger et réparer les écosystèmes, il faudrait un moratoire sur les nouveaux oléoducs, les puits de pétrole offshore, les exploitations de gaz et pétrole de schiste, l’extraction des sables bitumineux, les mines à déplacement de sommet, les mines à ciel ouvert et autres formes d’extraction de combustibles fossiles, car toutes ces activités entraînent des gros dégâts et de gros risques écologiques. Pour aimer et prendre soin de toutes les précieuses parties de cette planète, nous devons transformer l’infrastructure des combustibles fossiles, indépendamment de la question des gaz à effet de serre.
De plus, le reboisement et l’agriculture régénératrice peuvent séquestrer des énormes quantités de carbone. Les estimations varient considérablement quant à la quantité de carbone que peuvent séquestrer les pâturages holistiques et l’horticulture biologique sans labour, mais les meilleurs praticiens comme Allan Savory, Gabe Brown et Ernst Gotsch parviennent à atteindre jusqu’à 8-20 tonnes par hectare par an, tout en égalant ou en dépassant les producteurs conventionnels en termes de productivité, la plupart du temps sans produits chimiques. Étant donné que près de 5 milliards d’hectares de terres sont en pâturage ou en culture dans le monde, il suffirait de faire passer 10 à 25 % de ces surfaces à ces méthodes pour compenser 100 % des émissions mondiales actuelles. Certes, tous les agriculteurs ou éleveurs n’auront pas immédiatement le même succès que les innovateurs talentueux comme Savory, Brown ou Gotsch, mais le potentiel est énorme. De plus les climatosceptiques peuvent eux-aussi défendre ces pratiques pour leurs effets bénéfiques sur la biodiversité, les aquifères et le cycle de l’eau. Un sol sain absorbe les précipitations comme une éponge, atténuant ainsi les inondations, puis, par évapo-transpiration, les libère dans l’air progressivement, prolongeant ainsi la saison des pluies et transportant la chaleur de la surface vers l’atmosphère où elle rayonne davantage dans l’espace. Il contribue ainsi au refroidissement et à la résilience face au changement climatique.
Paradoxalement, nous n’avons pas besoin de revendiquer l’argument de l’effet de serre pour réduire les gaz à effet de serre. Les priorités énumérées ci-dessus proposent une myriade d’objectifs concrets et réalisables de protection et de régénération qui, additionnés, pourraient dépasser ce que réclame le mouvement de défense du climat, mais avec des motivations différentes. Cependant il existe des divergences importantes. L’approche Planète Vivante bannit les grands projets hydroélectriques parce qu’ils détruisent les zones humides, dégradent les rivières et modifient la circulation du limon vers la mer. Elle abhorre les plantations de biocarburants qui envahissent de vastes régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, car ces plantations remplacent souvent les écosystèmes naturels et l’agriculture paysanne durable à petite échelle. Elle redoute les projets de géo-ingénierie tels que le blanchiment du ciel avec des aérosols sulfurés. Elle n’a guère besoin de machines géantes aspirant le CO2 (technologies de capture et de stockage du CO2). Elle regarde avec horreur la consommation des forêts du monde entier pour produire des copeaux de bois destinés à des centrales au charbon reconverties. Elle se méfie de la mise en place d’énormes éoliennes qui tuent les oiseaux et de vastes réseaux photovoltaïques dans des paysages vides.
Savoir que la Terre est vivante, c’est faire un pas vers l’état d’esprit où on la considère de nouveau comme sacrée. C’est faire un pas vers la révérence pour tous les êtres. N’est-ce pas véritablement le but du Mouvement pour le Climat ?
5. La dette et la guerre
La révérence pour tous les êtres est la base d’une révolution de l’amour. Sans révérence, on rebat les cartes sans changer de jeu. La victime devient l’agresseur, l’agresseur devient la victime, la colère se mue en haine, la justice se mue en châtiment, de la défaite naît la vengeance, et de la victoire naissent de nouveaux ennemis.
La révérence sous-tend les quatre priorités exposées plus haut, et celles-ci ne sont pas et ne peuvent pas être séparées des autres dimensions de la guérison du monde. Toute question de justice sociale, politique, économique, raciale ou sexuelle, toute restauration de la pleine humanité de celles et ceux qui en ont été dépouillés, peuvent leur être juxtaposées, non comme des ajouts politiquement corrects, mais comme des composantes structurelles d’un même édifice. Aucune ne peut se passer des autres. Parmi celles-ci, cependant, il y en a deux à qui je voudrais octroyer un statut spécial, car elles donnent le ton et servent de modèle pour tous les autres : la dette et la guerre.
Imaginez que vous êtes un pays, disons l’Équateur. La communauté mondiale vient vers vous sous la forme d’un homme brandissant un drapeau de la Terre et vous dit : « Protégez vos forêts tropicales ! Protégez vos rivières, vos zones humides et vos sols! Le destin du monde en dépend ». Puis il pose le drapeau et sort un pistolet, le met sur votre tempe et ajoute : « Mais vous devez continuer à payer vos dettes », sachant pertinemment que la seule façon d’y parvenir est de liquider précisément ces forêts tropicales, ces rivières, ces zones humides et ces sols. Refusez, et la punition frappe comme l’éclair. Le marché obligataire international vous abandonne. Votre monnaie s’effondre. Les multinationales et leurs alliés des États nations changent votre gouvernement. Le nouveau, célébré comme étant « démocratique », instaure l’austérité, supprime les obstacles au pillage écologique et est récompensé par de nouveaux prêts au développement.
Rien de tout cela n’est dû à la vilenie des banquiers, des bureaucrates, des impérialistes militaires ni à la cabale d’Illuminati ou d’extraterrestres reptiliens qui dirigent les affaires mondiales en coulisses. Tout cela se produit afin de répondre à une nécessité systémique de croissance économique. Un système monétaire basé sur une dette portant intérêt exige une croissance sans fin pour fonctionner et génère une pression sans fin sur tous ses participants afin qu’ils fassent quelque chose, n’importe quoi, pour convertir davantage de nature en produits et en propriété, et davantage de relations en services.
Je plaisantais (en quelque sorte) en parlant d’extraterrestres reptiliens. Bien sûr ce serait pratique d’identifier quelque chose, ou quelqu’un, que l’on pourrait combattre et dominer pour sauver le monde. Vaincre le mal est la plus vieille recette, une solution séduisante, une fausse solution qui masque la complexité et atténue le malaise de ne pas savoir quoi faire. Si le Mal était effectivement aux commandes du monde, il lui suffirait d’installer un système monétaire basé sur l’intérêt, de s’asseoir calmement et de regarder naître le chaos.
Mon livre Sacred Economics (L’Économie Sacrée) est l’un des nombreux ouvrages qui décrivent ce qui doit changer pour que l’économie rejoigne l’écologie. Une économie post-croissance est possible, qui comprenne le progrès en d’autres termes que la croissance, et la richesse en d’autres termes que la quantité. Pour l’instant je vais me contenter de mentionner un premier pas dans cette direction, quelque chose que nous pourrions, un jour prochain, exiger : une annulation à grande échelle de la dette. N’importe quel passager du métro sait ce qu’est la dette, et elle est au cœur du fonctionnement de la machine de la croissance qui consomme le monde.
La machine de la croissance introduit les relations mercantiles dans tous les secteurs de la vie. Dans une relation mercantile, chaque partie essaie d’obtenir la meilleure affaire, tandis que les autres êtres deviennent des instruments de son propre intérêt. La base relationnelle est donc l’hostilité. La dette, en particulier, est une forme de « pouvoir sur l’autre ». Comme le dit David Graeber, derrière l’homme qui tient le livre des comptes se tient toujours un homme qui porte une arme.
La séparation et la domination inhérentes aux relations économiques fondées sur la dette deviennent extrêmes dans le phénomène de la guerre. L’industrie de la guerre consomme de grandes quantités d’argent, d’énergie et de matériel, mais la plus grande menace pour l’avenir réside dans la fragmentation de la volonté collective de l’humanité. Pour changer de cap et nous diriger vers la guérison du monde il nous faudra de la solidarité et de la cohérence dans nos objectifs. Si nos énergies créatives et nos forces vitales sont dissipées à nous battre les uns contre les autres, que restera-t-il pour mettre en œuvre cette puissante transformation ? Notre navire a été aspiré dans un tourbillon. Il est possible d’y échapper si tout le monde tire sur les rames, mais au lieu de cela l’équipage se bat sur le pont alors que le navire court à sa perte.
Tant que la guerre sous toutes ses formes fera rage sur cette planète, aucune des quatre priorités de la Planète Vivante ne se réalisera. Lorsque la révérence est la source de la révolution, le véritable révolutionnaire est celui qui travaille pour la paix. La pensée guerrière génère un climat psychique incapable d’accueillir la révérence, car elle déshumanise l’ennemi et exclut du cercle d’empathie tout être qui se met en travers de l’effort de guerre. C’est ainsi que l’économie moderne a fait de la nature un objet et a exclu du cercle de l’empathie tout être qui se met en travers du chemin du profit.
La réflexion sur la guerre va bien au-delà du conflit militaire. L’intense polarisation politique actuelle est une autre de ses expressions. La division en camps opposés, la déshumanisation de l’autre partie, l’assimilation de l’effort de guerre à une vertu morale, la croyance que la solution à nos problèmes passe par la victoire : tout cela est la marque de la guerre. Si votre stratégie politique consiste à enflammer l’opinion publique contre des personnalités inexcusables et répréhensibles du monde politique, des entreprises ou de la police, vous faites la guerre. Si vous croyez que les gens de l’autre côté sont moins dotés de sens moral ou éthique, moins conscients ou moins spirituels que vous, vous êtes au bord de la guerre. Alors oui, mettez en lumière les actes qui tuent le monde. Mais ne les attribuez pas à la perfidie des acteurs, et n’imaginez pas que virer les acteurs modifiera les rôles de la pièce de théâtre.
6. La polarisation et le déni
J’ai évoqué plus tôt l’affirmation controversée selon laquelle l’épisode chaud médiéval était plus chaud que la période actuelle. J’aimerais revenir sur ce point, non pas parce que je crois qu’il est important de trancher pour l’un ou l’autre, mais parce que cela offre un aperçu du problème plus profond mentionné plus haut de la polarisation, qui coince notre culture dans un status quo sur quasiment toutes les questions importantes, et pas seulement sur le changement climatique.
Les graphiques en crosse de hockey semblent montrer que l’époque actuelle est la plus chaude depuis dix mille ans. D’un autre côté, les climatosceptiques attaquent les fondements méthodologiques et statistiques de ces études, et avancent des preuves de températures chaudes précoces, telles que l’élévation du niveau de la mer au début et au milieu de l’Holocène, et des frontières de flore arborescente situées à des centaines de kilomètres au nord de l’endroit où elles se trouvent aujourd’hui.
Après plusieurs années de recherche bibliographiques, je suis à peu près certain que je peux argumenter les deux côtés de la question. Je peux, à l’aide de nombreuses citations, affirmer que la période de réchauffement médiéval (parfois appelée Anomalie de Température Médiévale) n’était pas vraiment si chaude que ça, et en tout cas principalement concentrée dans l’Atlantique Nord et le bassin méditerranéen. Je peux également affirmer, en citant à nouveau des dizaines d’articles évalués par des pairs, que l’anomalie était importante et affectait toute la planète. Il en va de même pour quasiment tous les aspects du débat sur le climat : j’ai assez d’arguments pour nourrir le débat en faveur de l’un ou l’autre camp.
Il se peut que vos poils commencent à se hérisser de me voir sous-entendre une équivalence entre les deux camps, dont l’un est constitué de pseudo-scientifiques de droite sans scrupules financés par des entreprises qui laissent leur cupidité passer avant la survie de l’humanité, et l’autre de modestes scientifiques intègres soutenus par des institutions autocorrectives validées par des pairs qui veillent à ce que l’avis consensuel de la science se rapproche toujours plus de la vérité. Ou bien est-ce que l’une des parties est constituée de courageux dissidents qui risquent leur carrière pour remettre en question l’orthodoxie régnante, et l’autre de carriéristes incapables de penser individuellement et réticents à prendre de risques, dépendants du programme mondialiste élaboré par ces « écolos » enragés de gauche ?
Les invectives polarisées émanant des deux côtés suggèrent que les égos sont fortement investis dans la défense de chaque posture et je doute que l’une ou l’autre des parties accepterait des preuves qui contredisent leur point de vue. Elles ne peuvent même pas s’entendre sur ce qui constitue un fait. Chacun des nombreux camps, qui vont du catastrophisme à l’alarmisme et au scepticisme, semble occuper son propre silo de réalité. Soumettant toute information contradictoire à un examen hostile, chacun accepte sans poser de questions tout ce qui renforce sa propre position. Par conséquent, quel que soit le camp qui se trompe, il est peu probable qu’il le découvre un jour. Et cela, cher lecteur ou chère lectrice, inclut votre propre camp !
Face à l’extrême polarisation de la société occidentale actuelle, j’ai adopté une règle empirique qui s’applique aussi bien aux couples en guerre qu’à la politique : la question la plus importante se trouve en dehors du champ de bataille, dans ce que les deux parties acceptent ou refusent tacitement de voir. Prendre parti, c’est valider les termes du débat, et garder cachées les questions cachées. Sur quoi les deux parties s’accordent-elles inconsciemment ? Qu’est-ce qui est considéré comme allant de soi ? Quelles sont les questions qui ne sont pas posées ? La férocité du débat occulte-t-elle quelque chose de plus important qui nécessite vraiment notre attention ?
Dans le débat sur le climat, il existe un accord implicite au niveau macro : la réduction de la question de la santé de la planète à la question de savoir si la planète se réchauffe à cause des gaz à effet de serre. En faisant du réchauffement de la planète le signal d’alarme de la détérioration écologique, on sous-entend que si les sceptiques ont raison, alors il n’y a pas lieu de s’alarmer. Dans le paradigme de la Terre Vivante, il y a lieu de s’alarmer, quel que soit le camp qui a raison. Prisonniers du récit du réchauffement incontrôlable, le mouvement pour le climat doit à tout prix prouver que les sceptiques se trompent, même au point de rejeter les preuves de températures élevées au cours de l’histoire, puisque celles-ci ne correspondent pas au récit communément admis.
Chez les alarmistes, le phénomène du réchauffement permet de canaliser un authentique signal d’alarme, celui de la détérioration anthropique de la biosphère et de la condition humaine qui la cause. Quelque chose va terriblement mal ; quelque chose qui implique tous les aspects de nos vies. Malheureusement, le mouvement écologiste s’est en grande partie saisi du réchauffement climatique accéléré comme substitut à ce qui va fondamentalement de travers dans tous les domaines et qui est le véritable objet de sa dissidence. Ce faisant, je crains qu’il n’ait cédé un territoire sacré et qu’il n’ait accepté de positionner la lutte sur un terrain compliqué. Il a remplacé une idée difficile à faire accepter par une autre, plus facile à vendre. Il a mis en avant un récit de peur (le coût du changement climatique) plutôt qu’un récit d’amour (sauver de précieuses forêts). Il a conditionné le soin à apporter à la Terre à l’acceptation d’une théorie aux lourdes résonances politiques qui exige la confiance dans l’institution de la science et dans les systèmes d’autorité qui reposent sur elle. Et ce, à un moment où la confiance globale dans l’autorité est, à juste titre, en déclin.
Quant aux sceptiques, je crains que l’accusation de « négationnisme » soit dans bien des cas exacte. Que l’on puisse ou non formuler des critiques valables à l’égard de la science du climat défendue par l’establishment, la posture sceptique fait généralement partie d’une identité politique plus large qui, pour maintenir sa cohérence, doit écarter tout problème environnemental en même temps que le réchauffement de la planète. S’en tenant à une position selon laquelle tout va bien, les blogs climatosceptiques insistent généralement sur le fait que les déchets plastiques, les déchets radioactifs, les polluants chimiques, la perte de biodiversité, la pollution électromagnétique, les OGM, les pesticides, etc. ne sont pas non plus un problème ; par conséquent, rien n’a besoin de changer.
Saisis par la crainte du profond changement qui s’annonce, les climatosceptiques sont simplement ceux qui le nient de la manière la plus évidente. De manière perverse, le courant dominant à propos du réchauffement climatique perpétue lui aussi une sorte de déni, en défendant une vision dans laquelle la durabilité peut être atteinte simplement en changeant de source d’énergie. L’oxymore courant de « croissance verte » illustre tout à fait cette illusion, car à notre époque la croissance implique la conversion de la nature en ressource, en produit, en argent.
De manière assez perverse, le récit dominant sur le réchauffement climatique facilite le déni en déplaçant l’alerte vers une théorie scientifique qui peut être contestée et dont la preuve ultime ne pourra venir que lorsqu’il sera trop tard. Avec des effets loins dans l’espace et dans le temps, et une causalité également lointaine, il est beaucoup plus facile de nier le changement climatique que de nier, par exemple, que la chasse à la baleine tue les baleines, que la déforestation assèche la terre, que le plastique tue la vie marine, etc. De la même manière, les effets des guérisons écologiques locales sont plus faciles à voir que l’impact sur le climat des panneaux photovoltaïques ou des éoliennes. La distance causale est plus courte et les effets plus tangibles. Par exemple, lorsque les agriculteurs pratiquent la régénération des sols, la nappe phréatique commence à remonter, des sources qui étaient sèches depuis des décennies reviennent à la vie, les cours d’eau recommencent à couler toute l’année, le chant des oiseaux et la faune reviennent. Tout cela peut être observé sans avoir besoin de se fier aux déclarations d’autorités scientifiques.
En outre, si la sincérité et l’intelligence de la plupart des scientifiques individuels ne font aucun doute, la science, en tant qu’institution, est soumise à un biais cognitif collectif qui l’a régulièrement égarée. En témoigne par exemple l’effondrement récent de deux orthodoxies de longue date, presque universellement acceptées : (1) le cholestérol alimentaire et les graisses saturées provoquent l’artériosclérose, et (2) l’évolution se produit uniquement par mutation aléatoire et sélection naturelle (ce qui était un dogme incontestable jusqu’à ce que le transfert horizontal de gènes, l’épigénétique et l’auto-édition de l’ADN soient acceptés). La méfiance du public envers les autorités scientifiques n’est peut-être pas entièrement dénuée de fondement, surtout lorsque la science a si souvent été invoquée pour nous assurer de la sécurité des pesticides, des OGM, des antennes de téléphonie cellulaire et de divers médicaments pharmaceutiques toxiques, pour se révéler erronée par la suite. Cela ne veut pas dire que la science du climat se trompe, mais qu’il vaut mieux ne pas se reposer sur son acceptation par le public, alors que cette acceptation n’est pas nécessaire dans le paradigme de la Terre Vivante. Les élites s’entendent pour attribuer la résistance du public à la science à l’irrationalité et à l’ignorance, et proposent des remèdes condescendants pour corriger celles-ci. La leçon à retenir sur le changement climatique est-elle donc « Nous aurions dû faire confiance aux scientifiques » ? « Nous aurions dû écouter la maîtresse » ? « Nous aurions dû croire la vérité énoncée par les autorités » ?
De nombreux membres de la gauche tiennent la science (en tant qu’institution) pour le dernier bastion de la raison dans une culture par ailleurs dégénérée, un rempart contre la montée de l’irrationalisme. Et si elle était tout aussi défectueuse que nos autres institutions ? Si elle est détrônée en tant qu’arbitre final du bien et du mal, comment se reconnaître en tant que membres de l’Équipe du Bien et se savoir être les porteurs des lumières de la raison en croisade contre une ignorance qui menace le monde entier ?
Ceci n’est pas un appel à l’abandon de la science, mais plutôt à un retour à sa source sacrée : l’humilité. Libérée de son ossification institutionnelle, la science renverserait probablement bon nombre des dogmes établis que ses évangélistes proclament comme des vérités absolues. Je ne suis pas le seul à avoir vécu des expériences que la science qualifie d’inepties impossibles, à avoir bénéficié de modalités de guérison que la science qualifie de charlatanisme, ou à avoir vécu dans des cultures où des phénomènes scientifiquement inacceptables étaient monnaie courante. Cela ne veut pas dire que le récit habituel au sujet du réchauffement climatique est faux. Je n’en sais rien du tout. C’est juste que je ne sais pas non plus s’il est juste. Ce que je pense, c’est qu’il est extrêmement incomplet. C’est pourquoi j’ai tourné mon attention vers ce que je sais, en commençant par la connaissance qui me vient de mes propres pieds nus plantés sur la Terre.
Cette connaissance est la connaissance que la Terre est vivante. De la vision de la Terre Vivante émergent des politiques et des actions qui ont un sens indépendamment de qui a raison dans le débat sur le climat.
7. Extinction et finalité
La vision de la Planète Vivante reconnaît un lien intime entre les affaires humaines et écologiques. J’entends souvent les gens dire : « Le changement climatique n’est pas une menace pour la Terre. La planète se portera bien. Seuls les êtres humains pourraient s’éteindre ». Mais si l’on conçoit l’humanité comme la création bien-aimée de Gaïa, née dans un but évolutif, alors on ne peut plus dire qu’elle ira bien sans les humains, tout comme on ne peut dire qu’une mère ira bien si elle perd son enfant. Je suis désolé, mais non, elle n’ira pas bien.
L’idée d’un but évolutif mentionnée plus haut, bien que contraire aux sciences de la biologie moderne, découle naturellement d’une vision du monde, du cosmos où celui-ci est sensible, intelligent ou conscient. Elle ouvre à la question « Pourquoi sommes-nous ici ? » et même « Pourquoi suis-je ici ? » Gaïa a développé un nouvel organe. À quoi sert-il ? Comment l’humanité peut-elle coopérer avec tous les autres organes — les forêts, les eaux, les papillons et les phoques — au service du rêve de la Terre ?
Je ne connais pas les réponses à ces questions. Je sais seulement que nous devons commencer à les poser. Nous le devons, et pas parce que notre survie en dépend. Que ce soit en tant qu’individus ou en tant qu’espèce, on vit pour quelque chose, et si on le néglige, alors notre vitalité, notre vivacité, s’affaiblit. La vie ne nous est pas accordée simplement pour y survivre.
La vie ne nous est pas accordée simplement pour y survivre. Aucun organisme sur Terre ne se contente de survivre. Chacun fait des dons à l’ensemble. C’est pourquoi un écosystème s’affaiblit lorsqu’une espèce lui est enlevée. Dans l’optique de la pure concurrence, une espèce devrait être en meilleure posture lorsque sa concurrente s’éteint, alors qu’en fait sa posture se détériore. Là encore, la vie crée les conditions nécessaires à la vie. Selon ce principe, les humains eux aussi sont là pour faire des dons au reste de la vie ; nous sommes là pour servir la vie. En tant que civilisation, nous avons longtemps fait le contraire. Il faudra donc rien de moins qu’une révolution d’amour totale, un grand renversement.
Par conséquent, des mouvements comme Extinction Rébellion ne peuvent pas prendre uniquement racine dans la survie des humains. Sa rhétorique parle de points de basculement irréversibles, de boucles de rétroaction du méthane, douze ans avant qu’il ne soit trop tard, mais je refuse de croire que c’est de cela qu’il s’agit. Comme je l’ai écrit précédemment, si les températures mondiales cessaient d’augmenter, l’urgence de rébellion n’en serait pas moindre.
Le scénario suivant démontre clairement que l’objet de notre lutte n’est pas réellement la survie de l’espèce humaine. Une possibilité plus terrible se cache derrière la peur par procuration de l’extinction. Supposons que l’on soit capables de continuer à transformer la Terre pour en faire un gigantesque parking, doublé d’une mine à ciel ouvert et d’une décharge. Supposons que l’on remplace le sol par des fermes hydroponiques et des cultures de viande artificielle. Supposons que nos vies migrent intégralement dans des espaces intérieurs au climat contrôlé. Supposons que l’on développe des miroirs spatiaux, des machines qui aspirent le CO2 et des produits chimiques qui blanchissent le ciel pour contrôler les températures du globe. Supposons que l’on poursuive sur la lancée des dix mille dernières années, au cours desquelles chaque génération a laissé la planète un peu moins vivante que la précédente. Et supposons que, comme au cours des dix mille dernières années, la richesse mesurable de l’humanité continue de croître. J’appelle ce scénario le monde bétonné, où la nature est entièrement morte, remplacée par la technologie, et où, branchés sur une simulation numérique de la nature, nous aurions de la peine à nous en rendre compte. Ici, l’extinction n’est pas celle de l’humanité, mais celle de tout le reste. Je vous pose la question : est-ce un avenir acceptable ?
Le mouvement pour le climat a fait de la survie de l’homme l’enjeu principal. C’est une erreur. Voici trois raisons pourquoi :
(1) Cela renforce la mesure de la valeur de la nature selon sa seule utilité pour les êtres humains, ce qui est justement la mentalité qui a si longtemps facilité sa spoliation.
(2) Que cela continue ou non à être vrai, jusqu’à présent l’expérience nous a démontré que les humains survivent très bien pendant que le reste de la vie meurt – il y a de plus en plus d’humains et de moins en moins du reste du vivant.
(3) C’est malhonnête de faire de la survie de l’homme la question centrale, alors que ce n’est pas vraiment ce qui nous motive. Supposons que la survie humaine dans un monde mort soit garantie – va-t-on pousser un soupir de soulagement et se joindre à l’écocide ?
La raison d’être d’Extinction Rébellion est (ou devrait être) le type de monde dans lequel nous voulons vivre, qui nous voulons être, pourquoi nous sommes ici et au service de quoi sommes-nous. La raison d’être d’Extinction Rébellion est de faire un virage et de se mettre au service de toute vie.
Pourquoi voudrait-on servir la vie ? Contrairement à la préservation de soi, ce désir ne peut venir que de l’Amour.
Examinons une autre dimension de l’extinction. J’ai exposé ci-dessus un scénario dans lequel la nature meurt tandis que l’humanité survit. Mais le simple fait d’énoncer ce scénario implique que l’humanité peut être séparée de la nature. Or, nous en sommes inséparables : nous sommes l’expression de la nature. Par conséquent, en réalité on ne peut pas « bien se porter » quand le reste de la vie est en train de mourir. Ce n’est pas nécessairement que l’on ne peut pas survivre quand les autres meurent, mais c’est qu’avec chaque extinction, avec chaque écosystème, chaque lieu et chaque espèce qui disparait, quelque chose de nous-même meurt avec eux. Au fur et à mesure que nos relations s’effritent, notre intégrité se dégrade. Nous pourrions continuer à progresser en termes de PIB, de kilomètres parcourus, d’années vécues, de surface au sol et de climatisation par habitant, de niveau d’éducation, de consommation totale, de téraoctets, de pétaoctets et d’exaoctets, mais ces quantités sans cesse croissantes ne feront que masquer et dévier une faim spirituelle dévorante pour toutes les choses qu’elles ont supplantées : la connexion et l’appartenance, le chant d’un oiseau familier chaque fois un peu différent, l’odeur du printemps, la croissance des bourgeons, le goût d’une framboise gorgée de soleil, les grands-pères qui racontent des histoires sur un endroit que les enfants connaissent bien eux-aussi. Chaque fois que nous faisons un pas de plus vers une chambre d’isolement de notre propre fabrication, notre souffrance s’accentue. Les symptômes de l’extinction sont déjà visibles, dans les taux croissants de dépression, d’anxiété, de suicide, de dépendance, d’automutilation, de violence domestique et d’autres formes de misère qu’aucune richesse matérielle ne peut apaiser.
En d’autres termes, plus la vie sur terre s’amenuise, plus notre âme s’amenuise. En détruisant des êtres, nous détruisons notre propre être. Ne faisant plus partie intégrante d’une toile de relations intimes et mutuelles, ne participant plus à la vie qui nous entoure, encerclés de choses maîtrisées et mortes, nous devenons nous-mêmes moins vivants. Nous devenons des zombies et nous demandons pourquoi nous nous sentons si morts intérieurement. C’est la source suprême des manifestations, qui rassemblent tant de gens. Nous aspirons à retrouver la vie. Nous voulons renverser l’Âge de la Séparation.
Que servons-nous ? Quelle vision de la beauté nous appelle ? C’est la question que l’on doit se poser en passant le portail initiatique appelé changement climatique. En la posant, on invoque une vision collective qui fonde une histoire commune, un accord commun. Je ne pense pas que l’histoire sera la vieille vision d’avenir avec voitures volantes, robots serviteurs et villes sous cloche surplombant un paysage souillé et désertique. Ce sera un avenir où les plages regorgeront à nouveau de coquillages, où l’on verra des baleines par milliers, où des nuées d’oiseaux traverseront le ciel d’un horizon à l’autre, où l’eau des rivières sera propre et où la vie sera revenue dans les endroits aujourd’hui en ruines.
Comment parvenir à un tel avenir ? Je ne le sais pas, mais je peux dire ceci : parce que la cause de la crise écologique implique tous les aspects de nos vies, la solution elle aussi les implique tous. Toute guérison fait partie de la guérison de la Terre. Si l’on doit émettre des revendications, ou peut-être plutôt des invitations, élargissons-les pour inclure tous ceux qui ont besoin de guérison, même et surtout ceux qui ne semblent pas importer : les prisonniers, les démunis, les marginaux, les lieux et les personnes auxquels on ne fait pas attention. L’humanité est aussi un organe de Gaia, et la Terre ne sera jamais en bonne santé si la civilisation ne l’est pas. Le climat social, le climat politique, le climat relationnel, le climat psychique et le climat mondial sont inséparables. Une société qui exploite les personnes les plus vulnérables exploitera nécessairement aussi les lieux les plus vulnérables. Une société conditionnée à la violence qui fait la guerre à d’autres personnes fera sûrement subir la même violence à la Terre. Une société qui déshumanise certains de ses membres dévalorisera toujours également les non humains. Et une société qui se consacre à la guérison à un niveau, en viendra inévitablement à servir la guérison à tous les niveaux.
Tout acte de guérison, aussi petit soit-il, est une prière, une déclaration annonciatrice du monde qui sera. Peut-on se connecter à notre amour pour cette planète vivante, blessée, et canaliser cet amour à travers nos mains et nos esprits, notre technologie et nos arts, en se demandant : Comment allons-nous participer au mieux à la guérison et au rêve de la Terre ?