Vous vous souvenez peut-être de cette affaire impliquant le Dr Stella Immanuel, affaire à présent engloutie sous les détritus du cycle de l’information. J’aimerais la déterrer un instant, car ses restes révèlent un racisme culturel caché qui touche la gauche supposément anti-raciste au moins autant que la droite traditionnelle.
Le Dr Immanuel, une médecin originaire du Cameroun qui a fait ses études au Nigéria, a participé à une conférence de presse organisée par la droite où une série de docteurs ont émis des points de vue dissidents sur la politique publique autour du Covid. Elle y a décrit ses succès cliniques de traitement du Covid avec une association de zinc, de Zithromax et d’HCQ (hydroxychloroquine) – cette dernière ayant été, bien sûr, ternie par son association avec Donald Trump et littéralement éliminée de la pharmacopée anti-Covid aux Etats-Unis et dans bon nombre d’autres pays occidentaux. Le Dr Immanuel a aussi évoqué l’utilisation massive de l’HCQ en Afrique, où elle est un médicament anti-paludéen bien connu des médecins, et a vivement enjoint les médecins américains à avoir confiance en leurs collègues africains, qui sont de véritables médecins et n’utiliseraient pas ce médicament s’il ne fonctionnait pas.
Je n’ai pas d’avis catégorique sur l’HCQ, un produit chimique dont des études cliniques aux Etats-Unis ont montré qu’il fonctionnait plutôt bien sur les Républicains. Blague à part, il est impossible de se faire une opinion sur ce médicament tant il est entouré de tout un fatras d’ergotage politique, fatras qui dissimule également des questionnements plus essentiels que de savoir si il est efficace ou non : des questionnements autour de Big Pharma, du financement de la recherche médicale et de l’impérialisme culturel.
En quelques heures, la conférence de presse était bannie de Youtube, Facebook et Twitter, et les médias ont violemment critiqué les médecins, surtout le Dr Immanuel. Voici un exemple typique de descente en flèche provenant du Daily Beast:
Le Dr Immanuel, pédiatre et pasteure, a l’habitude de faire des déclarations bizarres autour de questions médicales, entre autres. Elle a souvent affirmé que les problèmes gynécologiques comme les kystes et l’endométriose survenait aux personnes ayant des rapports sexuels en rêve avec des démons et des sorciers.
Elle prétend que de l’ADN extra-terrestre est utilisé aujourd’hui dans certains traitements médicaux, et que des scientifiques sont en train de préparer un vaccin qui empêchera les gens d’avoir une vie spirituelle. Et, en dépit du fait qu’elle s’est rendue lundi à Washington pour faire du lobbying auprès du Congrès, elle a affirmé que le gouvernement est dirigé en partie, non par des humains mais par des ‘reptiliens’ et autres extra-terrestres.
D’autres commentateurs ont déterré des vidéos du Dr Immanuel en train de pratiquer des exorcismes pour chasser des mauvais esprits. Le raisonnement est : il est évident qu’on ne peut écouter l’opinion d’une telle personne au sujet de la politique sanitaire.
Le racisme présent dans cette critique n’a que peu de choses à voir avec le fait que sa cible soit noire. Il incarne plutôt une supériorité culturelle complexe si enracinée que ses préceptes semblent, pour ceux qui y baignent, constituer la réalité même.
Examinons d’abord l’idée « bizarre » que les problèmes gynécologiques proviennent de rapports sexuels en rêve avec des démons et des sorciers. Ces idées sont tout à fait courantes dans les cultures indigènes et traditionnelles, l’idée plus globale étant que des interactions inappropriées ou infortunées avec le monde des esprits, les ancêtres, les sorciers etc. peut causer la maladie, des blessures ou des malheurs financiers. Par conséquent, les guérisseurs et guérisseuses traitent la maladie en exorcisant des mauvais esprits, en levant des malédictions, en négociant avec les ancêtres, en chassant les fantômes et ainsi de suite.
La majorité des membres de ces cultures considèrent que ces méthodes sont efficaces. Pourquoi y croient-ils ? Deux possibilités :
- Embourbés dans l’ignorance et la superstition, ils n’ont pas encore rencontré la lumière de la science moderne qui révèlerait immédiatement l’absurdité de leurs croyances primitives et les feraient entrer dans le monde éclairé de la preuve, de la raison et de la vérité. Ils sont moins avancés que nous, et pour eux le progrès consiste à adopter notre façon, supérieure, de concevoir le monde.
- Ils y croient parce qu’elles fonctionnent. Ce qui veut dire que ces gens ne sont pas moins intelligents, moins pragmatiques, moins rationnels et moins ingénieux que nous.
Tourneriez-vous en ridicule un villageois Hindou qui affirme que la terre repose sur le dos d’un tortue ? Tourneriez-vous en ridicule un Indien Hopi ou Diné qui affirme que la Grand-mère Araignée tisse le monde ? Nous savons qu’il vaut mieux éviter de le faire, et pourtant un reste de ridiculisation teinte le rejet facile des idées que d’autres cultures entretiennent sur la santé et la maladie.
L’autre, cet être étrange
Aparté biographique. Quand je suis arrivé adolescent à Taiwan en 1987, j’y ai découvert une culture où les croyances et les phénomènes que je considérais comme bizarres était monnaie courante. Les gens recrutaient des dangji (le taïwanais du terme mandarin jitong, ou chamane) et des prêtres taoïstes pour toutes sortes de situations : maladies, problèmes dans les affaires, problèmes familiaux, malchance sur un chantier, fantômes etc. Les gens étaient en général satisfaits de ces services, et les personnes éduquées ainsi que les grandes entreprises elles-mêmes les recrutaient (ainsi que des experts feng shui, des astrologues etc.) dès qu’ils entamaient quelque chose, planifiaient un mariage ou lançaient une nouvelle affaire. A cet âge, j’étais déjà sous l’influence de la pensée post-coloniale et je répugnais à balayer ces pratiques d’un revers de main, geste qui aurait sous-entendu la certitude condescendante que ma façon de vivre et mes connaissances étaient supérieures aux leurs. Je voyais bien que ce genre de rejet faisait partie d’un schéma colonial courant d’assujettissement. Sommes-nous absolument certains que nos façons de faire sont les meilleures ?
Le genre d’exorcisme pratiqué par le Dr Immanuel, et qui n’est qu’une couche de syncrétisme chrétien posée par-dessus une vision antérieure panthéiste du monde, n’est « bizarre » que pour l’esprit insulaire soumis à la culture occidentale. Les médias ont traité le Dr Immanuel de « sorcière », de « folle » et sous la plume de Live Leak, une « prêtresse vaudou, dévote et démente », qui a fait son école de médecine, attendez…au Nigéria ! (sans doute ce pays d’arnaqueurs en ligne ? Un des « pays de merde » cités par Trump ?). L’usage même du mot « vaudou » avec l’intention de rabaisser illustre parfaitement ce que je veux dire, puisque le vaudou est l’exemple même des riches traditions syncrétiques que les autochtones ont créées en amortissant l’assaut du colonialisme et du Christianisme et donner l’impression d’avoir été convertis en pratiquant l’inverse, c’est à dire en incorporant la religion du conquérant à leur propre culture. Quiconque utilise le mot « vaudou » pour connoter l’ignorance de quelqu’un ne fait que démontrer la sienne.
On retrouve ce ton condescendant dans tout le traitement par les médias mainstream des traitements non occidentaux du Covid-19 (et des médecines non occidentales en général). Prenons par exemple la Médecine Traditionnelle Chinoise (MTC), qui a été utilisée sur 90% des patients atteints par le Covid-19 en Chine. Alors que les Chinois et le gouvernement chinois ont une bonne confiance dans l’efficacité thérapeutique des six principales formules de plantes utilisées pour traiter le Covid-19 ((dont certaines ont plusieurs milliers d’années), la presse scientifique et populaire occidentale sait bien mieux de quoi elle parle. Voici certaines citations représentatives :
Dans Nature:
« La Chine promeut des traitements pour le coronavirus basés sur des médecines traditionnelles infondées. »
« En ce qui concerne la MTC, il n’existe aucune preuve convaincante et par conséquent son utilisation est non seulement injustifiée, elle peut être dangereuse.”
Sur NBC News (sous-titre: “Les Scientifiques la déconseillent”):
« La [MTC] peut également donner aux patients un faux sentiment de sécurité, ce qui leur font négliger les thérapies ou médicaments éprouvés. »
« Les remèdes à base de plantes — que la Chine exporte dans ses efforts pour combattre le coronavirus dans le monde — font poser des risques directs et indirects aux patients. »
Sur la BBC:
“L’absence de normes et le très faible nombre d’essais cliniques ont ralenti l’adoption généralisée de la MTC. »
« Des critiques affirment que la Chine utilisent à présent la pandémie pour promouvoir la [MTC] à l’étranger. »
Une attitude qui respecte la culture d’autrui ne serait pas aussi prompte à disqualifier une tradition médicale riche de milliers d’années d’expériences et d’affinages cliniques et pratiquée par des centaines de milliers de médecins. Les Chinois à eux seuls totalisent près de 2,5 milliards de visites auprès de médecins pratiquant la [MTC] chaque année. Imaginer qu’ils sont sous l’influence d’un délire collectif depuis des milliers d’années est une espèce de paresse et d’arrogance culturelle. C’est la mentalité de « Ils ne doivent pas être aussi intelligents, aussi rationnels, aussi attentifs aux preuves que nous. Le progrès pour eux sera d’adopter notre médecine. Nous pouvons les faire progresser en leur amenant nos savoir-faire, car nous en savons plus qu’eux. »
Il serait erroné d’attribuer le rejet de la MTC à un racisme manifeste. L’ordre médical établi en Occident la rejette en bonne part tout simplement parce qu’elle n’a pas envie de la regarder de plus près. Après tout, qu’est-ce qui pourrait bien égaler la science ? De plus un malentendu culturel sur la philosophie à la base de la MTC réduit un ensemble de paradigmes sophistiqué, cohérent et autosuffisant à un corpus grossier et hasardeux d’effet placebo, de superstition et de conjectures. Ce complexe de supériorité culturel suppose que nous sommes ceux qui savons de quoi nous parlons, que nos normes pour établir un ensemble de preuves sont plus exigeantes, que nous savons détecter les erreurs flagrantes de raisonnement et de preuves, et pas ses praticiens. Ainsi, les experts cités par Nature et NBC déprécient la MTC sous prétexte qu’elle « utilise des termes vagues et des concepts non pharmacologiques, ou expérimente trop de combinaisons d’herbes différentes pour pouvoir analyser leurs effets spécifiques ». Que sont des « concepts non pharmacologiques » ? Des choses comme « le vent chaleur », « le qi de la rate » ou « le feu du foie ». Pour l’esprit scientifique occidental soumis à la culture, ce sont des absurdités.
Elles ne sont sensées que si l’on admet la possibilité qu’une autre culture puisse appréhender le monde aussi astucieusement et fructueusement que nous, en utilisant un vocabulaire conceptuel entièrement différent. Quant à l’expression “trop de combinaisons d’herbes différentes », elle témoigne d’une cécité encore plus grande. La MTC est holistique et ses formules sont irréductibles. Le tout est plus grand que la somme de ses parties, car ses formules à base de plantes travaillent en synergie. La méthode expérimentale usuelle qui consiste à isoler des variables et à identifier des ingrédients actifs (qui peuvent ensuite devenir la base des médicaments) est à l’antithèse des diagnostics et thérapies de base de la MTC. Quant à l’ « absence de normes », elle est due au fait que la prescription des remèdes et leur dosage sont adaptés à l’individu. Exiger que la recherche en MTC respecte des pratiques standardisées et réductionnistes est un acte d’impérialisme culturel, justifiable si et seulement si le cadre de connaissances de notre propre culture est supérieur au leur.
Je pourrais avancer des arguments similaires au sujet de la médecine ou plutôt des médecines africaines. Bien que celles-ci ne disposent pas de plusieurs milliers d’années d’histoire écrite, elles sont elles aussi issues de visions du monde et de systèmes de connaissances intelligents. Même des médecins africains ayant reçu une formation scientifique comme le Dr Immanuel peuvent y puiser une inspiration utile pour leur raisonnement médical. Cela explique peut-être que dans une grande partie de l’Afrique l’Artemisia annua, ou absinthe douce, est populaire pour traiter le Covid-19. Comme l’HCQ, l’Artemisia annua est un remède contre la malaria, et elle a été sauvagement réprimée par l’industrie pharmaceutique. (Regardez ce film passionnant produit par la télévision publique française.) Utilisée également en Chine pour les maladies fébriles depuis des milliers d’années, elle est interdite dans de nombreux pays sous prétexte qu’elle contient des composants toxiques. Eh bien, en effet, si vous passez en revue la dizaine de produits chimiques actifs qu’elle contient, vous en trouverez certains qui, à fortes doses et concentrés, provoquent des maladies (c’est ce qui a été fait pour justifier son interdiction). En tout cas, la plante est actuellement prise pour cible depuis que le président de Madagascar (oui, cette île là-bas) a vanté son efficacité dans le traitement du Covid-19. Les médias occidentaux ont réagi de manière très prévisible avec des titres comme « Malgré les avertissements de l’OMS et sans aucune preuve scientifique, certaines nations africaines se tournent vers un tonique à base de plantes pour essayer de traiter le Covid-19 ». Ah ces arriérés d’Africains ! L’expression préférée de ces titres était « sans aucune preuve scientifique ». Ainsi que, « remède miracle » (une appellation erronée et acerbe – je n’ai entendu aucun Africain réel qui le prétendait). Je me disais, c’est évident qu’il n’y a « aucune preuve scientifique » lorsque les thérapies à base de plantes ne bénéficient pas des milliards de dollars qui financent les recherches pharmaceutiques, et lorsque l’institution médicale ignore totalement la manière de les utiliser ou leur est carrément hostile. Ce que je veux dire ici, c’est que cette ignorance, ce dénigrement systémique et rhétorique des médecines à base de plantes, fait également partie d’une hégémonie culturelle qui répand son évangile scientifique aux ignorants avec un zèle missionnaire.
L’impérialisme ontologique
Rien de tout cela ne veut dire que la médecine moderne n’a rien à offrir aux cultures traditionnelles. En effet, le Dr Immanuel elle-même a fait ses études de médecine, pratique la médecine au Texas et préconise une combinaison de trois substances pharmaceutiques modernes. Cette capacité à travailler dans des réalités ou des mythologies multiples est au cœur de la psychologie post-moderne. Elle s’oppose à la domination ontologique de la culture « blanche », qui dit aux autres ce qui est vrai et qui soit exclut les autres systèmes de connaissance, soit les considère comme des superstitions, soit les tolère en tant que sujets anthropologiques, soit leur attribue une vérité métaphorique de deuxième ordre, soit les fétichise en les rangeant dans la catégorie subtilement condescendante de « sagesse autochtone ».
Je mets « blanche » entre guillemets ici, car cela n’a qu’un rapport secondaire avec la couleur de la peau, comme l’affirmerait tout membre du peuple Sami (de Finlande) à la peau claire ou tout autre autochtone. Mais on voit aussi là qu’une sorte de blanchiment (whitewashing) est à l’œuvre ; le monde entier est peint du ton pâle d’un unique paradigme homogénéisant. De plus, il se trouve que ce sont les cultures à peau claire qui ont poussé au maximum la mythologie de la modernité et l’ont diffusée dans le monde entier. Les missionnaires chrétiens ont montré l’exemple que les missionnaires économiques et scientifiques ont suivi.
Par conséquent deux niveaux d’impérialisme ontologique jouent ici. Le premier est bêtement « Nous avons raison et vous avez tort ». Le second, plus subtil, est « Un seul d’entre nous peut avoir raison, car nos points de vue sont contradictoires. C’est l’un ou l’autre ». Mais pour un Hindou, affirmer que le monde repose sur le dos d’une tortue et qu’il est également issu de l’accrétion de météorites n’est pas forcément un problème. De plus, il pourrait l’affirmer sans attribuer un statut plus réel à l’un qu’à l’autre ; autrement dit : le disque d’accrétion est réel et la tortue est métaphorique. Ni l’un ni l’autre n’a besoin de dominer l’autre.
Voyez-vous le lien de parenté entre la domination ontologique et les autres formes de domination (économique, politique) ? L’habitude de domination ontologique est ce qui pourrait vous amener à me dire : « Mais enfin Charles, tu ne crois quand même pas que les rapports sexuels avec les démons peuvent réellement être la cause de problèmes gynécologiques ? Tu ne crois quand même pas qu’il y a réellement de l’ADN extra-terrestre dans les traitements médicaux ou que des reptiliens ont réellement infiltré le gouvernement ? » En tant que culture, nous n’avons pas l’habitude de faire appel à des mythologies multiples, de passer de l’une à l’autre selon leur utilité pratique. Les questions ci-dessus mettent en évidence la suprématie ontologique contenue dans le mot « réellement ». Pour prendre appui sur un autre modèle, je leur répondrais ainsi : En temps normal je ne fonctionne pas dans l’histoire du monde qui inclut sorcières, démons, extraterrestres et reptiliens. En temps normal je ne réfléchis pas en ces termes. Plus fréquemment, mais toujours pas en temps normal, je réfléchis en termes de qi de la rate ou de vent chaleur. Mais je ne dénigre ni ne rejette aucune de ces histoires du monde. J’adopte une attitude remplie de curiosité et de respect. Quel est leur pouvoir et quelles sont leurs limites ? Qui devient-on en les habitant ? Que gagne-t-on et que perd-on ? Comment voit-on le monde avec leurs règles ? Quelles pensées et perceptions sont disponibles lorsque l’on parle cette langue ? Je pose ces mêmes questions quand je fais appel à la science et à la médecine modernes.
Ce non-attachement à une histoire mondiale normée et homogénéisante offre plusieurs avantages. Premièrement, on peut profiter des avantages de la MTC ou d’un exorciste vaudou de quartier compétent lorsque la médecine moderne échoue (en raison de sa propre configuration de « pouvoir et limites »). Dans ma vie, il est clair que j’ai bénéficié des trois (la MTC essentiellement, mais j’ai aussi été aidé une fois par un exorcisme, et je suis reconnaissant à la médecine dentaire moderne d’urgence, sans laquelle je serais probablement mort à l’heure actuelle). Deuxièmement, si l’on n’est pas attaché à Une Seule et Unique Réalité, on devient moins craintif face à l’incertitude et au changement, plus capable de s’adapter, plus flexible et on a accès à plus de ressources. Troisièmement, on est capable d’interagir avec des personnes d’autres cultures et habitant d’autres histoires du monde avec respect, sans l’inévitable racisme condescendant qui consiste à penser que l’on en sait mieux qu’elles. Voilà le vrai respect. Le respect, c’est une volonté d’être accueilli dans le monde d’autrui, d’honorer ses coutumes et d’apprendre sa langue. Les débats controversés actuels sur l’appropriation culturelle pourraient s’évanouir si nous comprenions les postures de l’invité et de l’hôte lorsque nous prenons place aux banquets culturels des autres. Si vous avez déjà voyagé à l’étranger, vous avez peut-être constaté à quel point les gens apprécient même une maigre tentative d’apprendre leur langue. Le respect ouvre la porte de l’accueil. Il en va de même pour le langage des croyances.
Ne vous trompez pas, ceci n’est pas un argument en faveur de l’idée post-moderne selon laquelle la vérité n’est qu’une construction culturelle imbibée de pouvoir. De manière mystérieuse, il est vrai que le monde repose sur le dos d’une tortue, mais il n’est pas vrai que le Monstre en Spaghetti Volant a créé le monde. La vérité est découverte ou révélée, elle n’est pas fabriquée.
C’est peut-être parce qu’elle sonne vrai que la Tortue-monde apparaît dans de nombreuses mythologies sans rapport entre elles, en Inde, en Chine et en Amérique du Nord. Quant à l’accrétion planétaire primordiale, les astronomes ne sont absolument pas d’accord sur la manière dont les planètes se forment. Je dis ça, je ne dis rien.
A présent quelqu’un peut aller modifier ma page Wikipédia (déjà très inexacte) et écrire : « Eisenstein prétend que le monde repose réellement sur le dos d’une tortue ».
Inclure ou effacer ?
Une bonne part du militantisme ostensiblement antiraciste porte le poids du racisme culturel que je viens de décrire. Avec une croyance absolue en sa propre supériorité culturelle, le mouvement de résolution de l’injustice raciale consiste à accorder aux races opprimées un accès égal aux fruits dont il bénéficie. La doctrine victorienne du « fardeau de l’homme blanc » se cache dans la campagne zélée visant à « développer », à « moderniser », à apporter les avantages de la technologie au monde entier, à remodeler tous les systèmes médicaux, éducatifs, agricoles, économiques et politiques à l’image de l’Occident. Il faut se souvenir que certains des actes d’oppression raciale les plus odieux ont été commis au nom de la nécessité de faire sortir les sauvages de leur état, au nom de l’évangélisation des païens. Par exemple, l’arrachement de deux ou trois générations d’Amérindiens à leurs familles pour les emmener de force dans des pensionnats où leur langue et leur culture ont été délibérément expurgés était imprégné d’idéaux élevés. L’idée était de les inclure dans le « melting-pot » de l’Amérique, de les rendre comme nous, de remplacer une culture arriérée, superstitieuse et inférieure par une culture moderne et supérieure.
Aujourd’hui nous nous faisons l’écho de cette attitude quand nous insistons pour que l’antiracisme porte sur la manière dont les personnes de couleur sont sous-représentées (cochez la case : parmi les PDG des 1%, les médecins, les professeurs…) ou surreprésentées dans les rangs des pauvres ou des détenus. Bien que ces disparités proviennent d’un racisme bien réel, actuel et surtout historique, se concentrer sur elles seules comprend le risque de négliger une injustice systémique plus profonde. Cela ne perturberait pas tellement le statu quo de se contenter d’insérer des personnes de couleur de peau différente dans les rôles et les rapports qui l’incarnent aujourd’hui. Ces rôles et ces rapports découlent eux-mêmes de la matrice culturelle hégémonique que l’on appelle « blanche ». Donc effectivement, si l’on considère cette matrice comme immuable, alors la justice raciale est effectivement une question de représentation. Mais l’enjeu est-il de briser le monopole de la blanchité ou bien de devenir soi-même blanc ? C’est ce que rejette l’intellectuel, poète et auteur nigérian (oui, encore une fois, le Nigeria !) Bayo Akomolafe lorsqu’il écrit : « Il va sans dire qu’un courant souterrain continu de dégoût de nous-mêmes parcourait nos vies, qui nous intimait de grimper vers les sommets de la civilisation de la blanchité, nous poussait à porter des costumes trois pièces sous un soleil de plomb, nous exhortait à diaboliser nos propres traditions afin de pouvoir vous rattraper ».
Il est tout à fait compréhensible que dans une situation où une culture en a vaincu une autre, le vaincu veuille se joindre aux vainqueurs. Traditionnellement les discours des conservateurs était : “Dommage, nous avons gagné et vous avez perdu », tandis que celui des libéraux était : « Oh, il faut être gentils et accorder une place aux moins fortunés ». Ni les uns ni les autres ne remettent en question le fait que la victoire soit souhaitable, elle qui diffuse la médecine et l’éducation modernes, la politique et la science, l’argent et les marchés, dans le monde entier.
Une autre interprétation est : voilà un blanc qui dit aux autres qu’ils ont tort de désirer ce qu’il a, alors que l’unique souhait du monde entier est de bénéficier de la médecine, de l’éducation et du développement économique modernes. Tous affirment que c’est leur souhait – pas la peine de discuter. On doit cependant se questionner sur le contexte de cette volonté. Si je peux me permettre de me citer moi-même, voici un passage de The Ascent of Humanity sur la manière de détruire une culture et de lui donner envie d’être comme la nôtre :
« Perturber ses réseaux de réciprocité en introduisant des biens de consommation provenant de l’extérieur. Éroder son estime d’elle-même avec des images glamour de l’Occident. Rabaisser ses mythes par l’évangélisation et l’éducation scientifique. Démanteler ses modes traditionnels de transmission des connaissances locales en introduisant une scolarisation enseignant des programmes provenant de l’extérieurs. Détruire sa langue en dispensant cet enseignement en anglais ou dans une autre langue nationale ou mondiale. Détruire ses liens avec la terre en important de la nourriture bon marché pour rendre l’agriculture locale non rentable. Vous aurez alors créé un peuple avide de la bonne paire de basket. »
Comme vous voyez, prétendre que « Ils veulent avoir leurs Nikes (c’est-à-dire un style de vie moderne) et c’est raciste de leur dire qu’ils ne peuvent pas en avoir », revient à refuser d’examiner de plus près tout le processus de colonisation.
S’il vous plaît, n’utilisez pas cela comme un argument en faveur de l’inaction face aux inégalités raciales en terme d’accès aux médicaments, à la nourriture, au pouvoir et à l’argent. Au contraire, il s’agit de répondre à ces besoins sans faire appel au modèle hégémonique blanc. Et ne le prenez pas comme une critique de ceux qui, au sein des groupes opprimés, se sont efforcés de réussir dans le monde blanc. Ils sont une réponse tout à fait naturelle aux circonstances. Ce que je veux dire, c’est que la guérison (et la réparation) raciale est bien plus importante que l’inclusion dans un monde peint en blanc et construit et par les Blancs.
« L’inclusion” est une devise du mouvement antiraciste, mais ce ne serait aucunement une victoire pour l’humanité que les Noirs occupent, aux côtés des Blancs, le sommet de la machine à exploiter l’humanité en train de détruire la plante. Trop souvent, « l’inclusion » équivalait à l’effacement ; elle équivalait à l’acquiescement à la victoire finale et mondiale de la culture blanche. Une véritable défaite du racisme ne consisterait pas à « inclure » avec magnanimité les personnes autrefois marginalisées dans la culture dominante, mais plutôt à mettre fin aux schémas de domination. De nombreux Blancs le pressentent, c’est pourquoi ils aspirent eux-mêmes à s’intégrer dans des cultures autres que la leur. Bien qu’il se détourne parfois vers l’appropriation culturelle, ce désir provient également d’une humilité croissante qui reconnaît qu’après tout notre culture n’est peut-être pas la meilleure.
C’est la même chose pour un autre mot du discours sur la race, le « privilège ». Le discours sur les privilèges dit : « Vous les Blancs, vous avez une place au banquet, et les autres non. De plus, vous bénéficiez directement des privations que subissent les autres ». Malgré sa part de vérité, ce récit ne dit pas si le banquet en vaut vraiment la peine. En prétendant aveuglément qu’il s’agit du festin parfait, on prend pour acquis que la justice, l’équité et le progrès équivalent à faire de la place pour tous à notre table, avec son menu de médecine moderne, de libre marché, de scolarisation de masse et de démocratie néolibérale.
Des hot dogs et des frites
Je crois que la situation est plutôt la suivante : en fait, le banquet est une goinfrerie et les plats principaux sont les hot-dogs, les frites et les boissons gazeuses. Dans ce système les races et les classes opprimées ne reçoivent que les restes du banquet : le même menu, mais en moins grande quantité. Ils reçoivent une version dégradée de l’éducation libérale, de la médecine moderne, de la liberté politique et du reste de la vie moderne. Avec mes excuses aux amateurs de hot-dogs et de frites, ce n’est pas une véritable solution que d’étendre la goinfrerie à tous et à chacun. Cela n’aurait de sens que si les hot-dogs et les frites étaient tout ce qu’il y avait de disponible. Ce qui se passe en vérité, c’est que les meilleurs plats ont tous été retirés du menu. La justice, ce n’est pas inclure tout le monde dans le banquet de la blanchité. C’est de cesser d’imposer son menu à tout le monde et de goûter et partager respectueusement les plats des uns et des autres pour créer une diversité de banquets qui évoluent conjointement.
Si les hot-dogs et les frites sont tout ce qu’il y a de disponible, il vaut mieux en avoir que mourir de faim. En l’absence d’égalité des richesses, il vaut mieux être riche que pauvre. En l’absence d’un système communal de propriété foncière et d’une architecture locale, il vaut mieux avoir les moyens d’acheter une maison que d’être sans-abri. En l’absence de mode communautaire de régulation du comportement social, il vaut mieux avoir la police de son côté. En l’absence de solides traditions de médecine populaire, il vaut mieux avoir une assurance maladie que d’être exclu du seul système de santé disponibles. En l’absence de solides systèmes locaux de production alimentaire, il vaut mieux pouvoir faire ses courses à l’épicerie bio qu’à la supérette du coin. En l’absence d’une solide culture du don, il vaut mieux avoir de l’argent que de ne pas en avoir du tout. Dans les circonstances actuelles, il vaut mieux être privilégié que non ; mais le discours sur les privilèges met implicitement ses propres valeurs sur un piédestal. Dans son référentiel, la belle vie c’est celle du banlieusard fortuné avec un accès à des soins de qualité, une bonne école privée, un portefeuille d’investissements sûrs, des policiers amicaux, un hôpital moderne bien équipé et des aliments bio facilement accessibles. Si seulement tout le monde pouvait y accéder, si seulement on pouvait faire de la place pour que d’autres puissent s’asseoir au banquet de la blanchité.
Ce genre de vie, étendu à tous, n’est pas soutenable écologiquement. Mais le problème va plus loin. Socialement il est impossible de l’étendre à tous puisque la richesse des uns repose nécessairement sur la pauvreté des autres. Et en fait le problème va encore plus loin. Le banquet de la blanchité est dépourvu de toute nourriture véritable, comme le montrent les taux sans cesse croissants de dépression, de suicide, de maladie mentale, d’addiction et de divorce parmi les personnes avec les meilleures places au festin ainsi que celles qui se bousculent sous la table pour récupérer des morceaux de hot-dogs mis à la poubelle. Est-ce vraiment cela la belle vie que nous voulons apporter à tout un chacun ?
Si vous voulez trouver les personnes les plus heureuses du monde, pas la peine de chercher à Beverly Hills ou dans les Hamptons. Cherchez plutôt parmi les Hadza ou les Q’ero, ou allez dans un village du Ghana ou du Bhoutan. Ce n’est pas l’Occident qui a développé au mieux l’art d’être humain.
Ceci est valable pour la santé autant que pour le bonheur. Ce que l’on pourrait appeler la « médecine blanche » revendique des succès miraculeux, notamment dans le domaine de la médecine d’urgence. Mais dans l’ensemble, on peut se demander si notre société est en meilleure santé que les sociétés traditionnelles. Il n’y a pas que les maladies mentales et sociales dont la proportion augmente ; il y a aussi de plus en plus de maladies physiques chroniques dont les symptômes sont parfois allégés par la médecine moderne mais que celle-ci ne guérit pas vraiment. Les maladies auto-immunes, les allergies, les troubles du métabolisme et surtout les maladies chroniques de l’enfance atteignent des niveaux sans précédent, et ils augmentent dans chaque société au fur et à mesure de sa modernisation. En 1960, la fréquence des maladies chroniques infantiles aux États-Unis était de 1,8 % ; aujourd’hui, elle est supérieure à 50 %.
L’association entre la modernité et le déclin de la santé a été observée au début du XXe siècle par Weston A. Price, un dentiste qui a parcouru des régions reculées du monde pour étudier la santé des peuples que les régimes alimentaires modernes n’avaient pas atteint. Des îles Hébrides extérieures jusqu’à la Polynésie, des villages inuits jusqu’aux campements Masaï, il a compilé quelques 15 000 photographies ainsi que d’innombrables descriptions de la santé splendide qui était la norme dans ces endroits du monde : de bouches spacieuses avec 32 dents, peu de caries, aucune maladie cardiaque, des accouchements aisés, aucune maladie chronique, et ainsi de suite. Ce n’est qu’avec l’introduction d’une alimentation et d’un mode de vie modernes que les maladies de la modernité, que l’on considère aujourd’hui normales, sont devenues courantes. Une fois que les régimes et les modes de vie blancs se sont imposés, la médecine blanche a également été requise pour faire face aux conséquences. (Encore une fois, « blanc » – les cultures agressées étaient de toutes les couleurs de peau).
Avec la nourriture et les habitudes des colonisateurs sont venues les maladies du colonisateur. Avec la religion et la vision du monde du colonisateur sont venues ses pratiques médicales. Si notre propre « modernité » est la destinée inévitable du monde, alors les maladies de la modernité, sociales ou physiques, le sont aussi. Donc le progrès pour les « sous-développés » signifie leur apporter les systèmes médicaux, éducationnels et politiques qui furent élaborés pour faire face à ces maladies.
Cela signifie également que l’adoption de la MTC ou de la médecine traditionnelle africaine doit s’accompagner d’une transformation plus large de la mentalité et du mode de vie. Ni l’une ni l’autre ne fonctionne très bien en tant que complément à une vie par ailleurs totalement conventionnelle. C’est pourquoi elles sont souvent le déclencheur d’une rupture avec la vie conventionnelle.
Compte tenu du menu que la plupart des gens ont en main, compte tenu des réalités de la vie moderne, les soins palliatifs pour gérer une maladie sont préférables à ce que reçoivent souvent les pauvres et les personnes sans couverture sociale, à savoir aucun soin. Limité à son paradigme, le discours sur les privilèges est irréfutable. Il s’appuie toutefois sur un bon nombre des valeurs et des hypothèses du monde même qu’il tente de renverser.
Qu’est-ce qui est réel ?
L’une des manières dont les militants antiracistes bien intentionnés tentent de s’attaquer à l’impérialisme ontologique dont j’ai parlé est de louer les « autres manières d’accéder à la connaissance », non rationnelles et expérientielles, en les mettant en opposition avec la science blanche linéaire, rationnelle et probante. Cette tentative se heurte malheureusement au même complexe de supériorité culturelle que celui que j’ai décrit. Ce n’est pas que la MTC ou les systèmes de croyance qui sous-tendent la pratique de l’exorcisme sont illogiques ou ne se préoccupent pas de la preuve. Ils sont simplement issus d’un ensemble de postulats différent, d’une théorie du changement différente et d’une métaphysique différente. Et ils mettent en valeur la logique des schémas plutôt que la logique linéaire, la pensée synthétique plutôt que la pensée analytique, et la téléologie plutôt que le réductionnisme.
Quand on baigne dans des mythologies non occidentales, non scientifiques et non blanches, on rencontre rapidement des preuves qui les rendent réelles. La pensée moderne soutient qu’il y a d’un côté la réalité, et de l’autre des croyances sur la réalité. En réfléchissant de cette façon, elle est en décalage avec d’autres cultures où la relation entre croyance et réalité, entre sujet et objet, entre nom et chose était mystérieuse. Entrez dans une vision du monde, utilisez son langage, accomplissez ses rituels, et ses habitants viendront vous saluer. Entrez profondément dans le monde d’une authentique prêtresse vaudou, d’un chamane des Andes ou d’un prêtre taoïste et vous vivrez des expériences impossibles selon la vision scientifique habituelle du monde.
On m’a raconté un jour cette anecdote vécue par Kristofer Schipper, un grand anthropologue du Taoïsme religieux qui suivit un long apprentissage auprès de prêtres taoïstes à Taiwan. Au milieu de la nuit, on frappa à sa porte pour le réveiller. En ouvrant la porte, il vit trois cadavres dotés de mouvement qui le regardaient fixement. « Vous vous trompez de maison », a-t-il aboyé, claquant la porte et allant retourner se coucher. Lorsqu’il a raconté cette histoire à mon ami, il a ajouté : « Quand vous entrez dans le monde du taoïsme populaire, il arrive que des morts-vivants vous rendent visite. » Dans cette mythologie, ils sont bien réels.
Qu’est-ce qui est réel dans notre mythologie (du moins la mythologie dominante) ? Les virus, pour commencer. (Remarquez que notre religion – la science – a ses propres hérétiques qui ne croient pas que le SRAS-CoV-2 cause le Covid-19, et qu’ils sont traités, en effet, exactement en tant que tels, c’est à dire des hérétiques). En accord avec cette réalité nous pratiquons tout un ensemble de rituels pour éloigner l’esprit malin que nous appelons un virus. Nous revêtons le plus primitif des outils rituels : un masque. Nous gardons nos distances avec les personnes impures de peur que l’esprit ne bondisse d’eux vers nous. Nous passons par des procédures de sanctification comme le lavage des mains et les cabines de désinfection. Les personnes gravement atteintes se rendent dans des temples spéciaux (hôpitaux) où des acolytes hautement qualifiés en tenue de cérémonie donnent diverses potions magiques, comprimés et dispositifs rituels. De la même manière que ces procédures sont réelles et sensées à nos yeux, les croyances et les pratiques d’une autre culture sont réelles et sensées à ses yeux. Nous sommes tentés de privilégier les nôtres en disant qu’elles ne sont pas des rituels, qu’elles sont basées sur une véritable relation de cause à effet, vérifiable à l’aide de la méthode scientifique, sans nous rendre compte que nous vivons peut-être dans une mythologie qui devient notre réalité.
L’épisode historique actuel est un moment de transition pour notre mythologie, pour les récits de base au travers desquels nous définissons notre connaissance de nous-mêmes et du monde. Après avoir érodé les autres cultures du monde, cette mythologie se dissout maintenant elle-même. Les ingrédients des innombrables festins des cultures du monde sont éparpillés dans la cuisine. Pour les rassembler en quelque chose de plus somptueux que jamais, nous devons d’abord abandonner l’idée que nos plats étaient les meilleurs. Une nouvelle mythologie nous invite. Pour qu’elle devienne réalité, il faut avoir le courage de lâcher l’ancienne, même si elle semblait autrefois être la réalité même. Heureusement, le courage a un allié : cela fait un certain temps que la réalité s’effondre. Il n’y a aucun doute que la réalité économique et la réalité politique ont basculé. Mais le processus de dissolution ne s’arrêtera pas là.
La science elle-même est en train de changer à mesure que les truismes de longue date s’effondrent. Par exemple, toute ma vie l’establishment politico-scientifique a tourné en dérision la notion de visiteurs extraterrestres sur notre planète, en expliquant, avec tout le poids de l’autorité scientifique, que les OVNI n’étaient que ballons météorologiques, gaz des marais, illusions et canulars. Aujourd’hui, même le New York Times et la marine américaine reconnaissent l’existence de nombreux témoignages d’observateurs qualifiés à propos de phénomènes aériens dépassant de loin les capacités actuelles de notre technologie. Même les hypothèses métaphysiques de base de la science vacillent. Les plus importantes d’entre elles sont l’indépendance des phénomènes vis-à-vis de l’observateur et le caractère isolable des variables. Méditez sur la non-localité quantique et le paradoxe de la mesure, ou sur l’émergence non linéaire et l’ordre du chaos, ou creusez des sujets comme l’effet placebo, la mémoire de l’eau, les phénomènes psi, la méthode de Bengston, etc. L’avenir pourrait, plutôt que d’amener d’autres traditions à notre table, nous faire quitter celle-ci afin d’être accueillis à d’autres.
Ce qui s’applique à la science et à la médecine s’étend au le reste de la vie. Alors que nos systèmes politiques se décomposent, allons-nous continuer à essayer de les imposer au reste du monde ? Alors que nos systèmes agricoles hautement dépendants des produits chimiques et des machines font naufrage, allons-nous continuer à les imposer à l’Afrique ? Au lieu de cela, nous pourrions admettre le besoin criant de toutes les choses que j’ai listées plus haut comme absentes, laisser tomber le complexe de supériorité et adopter l’humilité nécessaire pour réapprendre la médecine populaire, les systèmes alimentaires locaux, l’économie du don, l’éducation expérientielle, les pratiques de cérémonie et de prière, ainsi que l’état d’esprit et les perceptions nécessaires pour vivre en harmonie les uns avec les autres et avec la terre.
Certes, ce savoir n’est pas détenu exclusivement par les communautés de couleur, mais la culture dominante que nous appelons la culture « blanche » l’a longtemps effacé ou ignoré. Heureusement, ce savoir subsiste dans ce qu’Orland Bishop appelle les « cultures de la mémoire » : les cultures indigènes, traditionnelles et marginalisées, ainsi que les lignées d’enseignement cachées au creux de la culture dominante. Finalement la civilisation occidentale n’a peut-être pas conquis le monde. Le règne de la conquête ne fut que temporaire. Les cultures apparemment vaincues sont toujours là, attendant l’épuisement de la nôtre. Certaines survivent dans des endroits éloignés, relativement intactes. D’autres survivent dans des cultures comme celles de l’Inde et de la Chine, qui étaient trop énormes pour être totalement occidentalisées, et parmi les minorités qui ont résisté à une assimilation complète (sous la forme de pratiques comme le vaudou). D’autres encore sont tissées au sein même de la culture dominante, imprimées dans ses lignées de sagesse, ses coutumes, ses superstitions, son prolétariat et ses contre-cultures. Même les peuples qui semblent avoir été totalement exterminés ont offert des semences pour l’avenir, répandant sur la terre une sagesse qui peut encore être recueillie, telles des graines très anciennes attendant un déluge qui se produit tous les mille ans. Ces cultures de la mémoire fournissent les ingrédients et les livres de cuisine à partir desquels l’humanité, collectivement, serait capable de préparer un véritable festin.